Des interstices et de l'étroitesse
Sous la surface d'un nom qui n'a pourtant rien de nippon, il m'arrive souvent d'entendre sonner son homophone japonais. Dites "Obama" devant moi et mon cerveau va faire surgir à la fois l'image de l'actuel président et celle d'une "petite plage". C'est ce qui m'est arrivé ce matin dans le métro en tombant sur cette affiche du célèbre opéra de Verdi, "aida" se traduisant par "entre" en japonais. Le concept d'espace intersticiel, cet entre-deux semi-vide, souvent étroit et presque toujours négligé entre dans la gamme des notions japonaises qui célèbrent le mineur et l'intermédiaire : le patiné, le fade, l'ombré.
A la fin du 19ème siècle, celui qui reste à ce jour l'un des deux seuls prix Nobel scientifiques espagnols, Santiago Ramon y Cajal, observe pendant des heures des tissus de rétine d'oiseau au microscope. Il est convaincu, contrairement à l'idée reçue à l'époque, que notre cervelle n'est pas constituée d'un grand réseau continu. Les neurones sont des entités distinctes: l'influx nerveux s'arrête à la pointe de l'un et, pour traverser l'infime espace qui le sépare de son voisin, doit faire appel à des "passeurs chimiques" qui le transportent vers l'autre. Cette découverte avait émerveillé Cajal (elle devrait chaque jour continuer à nous émerveiller), un homme qui resta, malgré la gloire, au plus près du peuple modeste des banlieues madrilènes, avec ses six enfants.
Certains se sont fait une spécialité de célébrer les espaces de jonction dans le tissu urbain, comme ce duo d'écrivains que j'affectionne, Philippe Vasset (qui se passionne pour les friches et les souterrains) et François Bon (dont l'une des playlists vidéo est consacrée à sa manie de "crier des textes", debout au milieu d'un rond-point).
A San Francisco, la pression foncière est devenue telle que même les interstices commencent à intéresser les développeurs. Après la mode des tiny houses, ces maisons de poupées qui tiennent sur une remorque et qui surfent la vague du mobile, du frugal énergétique et du retour à la simplicité, va-t-on assister à l'avènement des narrow houses, des maisons de plus en plus étroites qui viendraient se loger entre des bâtiments existants? Au 130 Bush Street, un immeuble construit après le tremblement de terre de 1906, est considéré comme l'un des plus étroits de la ville : une voiture pourrait à peine y tenir dans sa largeur. Je me demande presque si ce n'est pas la pression des buildings voisins qui fait ainsi jaillir la façade en saillie sur la rue! On est cependant encore loin du record de la "Maison Keret", une fascinante résidence d'artistes de Varsovie, qui porte l'idée à son point ultime : je n'y tiendrais pas allongé entre ses deux murs.
Parti ce midi en quête d'un déjeuner, heure intersticielle et personnelle, traversant entre les voitures et suivant les pensées sécrétées par les espaces entre mes neurones, je me suis retrouvé devant une bien étrange boutique. Cela ressemblait à l'échoppe d'un bouquiniste, trois vitrines ouvertes sur la rue et profondes d'environ 60cm, comme ces tableaux que l'on réalisait enfants dans le couvercle d'une boite à chaussures, ou bien ces caissettes vitrées dans lesquelles on épingle des coléoptères. Pas de porte vers l'entrée d'une boutique, juste un homme assis de profil devant son ordinateur, tenant à peine dans l'espace. On pourrait croire à une performance artistique, il n'en est rien. Cet homme c'est Rick Wilkinson, passeur de littérature et d'ouvrages d'art, qui a transposé ce qu'il avait vu sur les quais de Paris aux réalités économiques de San Francisco. Adossé à un parking à étages, il tient sans aucun doute le commerce le plus efflanqué de la ville.
L'année dernière, j'avais publié un billet à propos de ma rencontre avec un autre bouquiniste magicien à barbe blanche, Beau Beausoleil, que je poste à nouveau ci-dessous.
Lorsque j’ai poussé par hasard la porte de The Great Overland Book Company (le nom faussement grandiloquent est contrebalancé par le choix de l’âne comme humble emblème du lieu), un homme large à cheveux blancs était installé au comptoir, penché sur le dos d’un ouvrage qu’il nettoyait avec un coton-tige. Je l’ai salué en demandant si ça allait, il m’a répondu que « comme Achab accroché au ventre de la baleine, il avait récemment été entraîné vers le fond, mais qu’il revenait rapidement à la surface ». Il arrive rarement qu’on ait ce genre de réponse à la première question de politesse qu’on adresse à un inconnu. Intrigué, je lui ai confié que je passais souvent devant son commerce, que j’aimais passionnément les livres, mais qu’il m’avait fallu tout ce temps pour finir par y entrer. « Comment pouvez-vous être certain que ce lieu existait avant aujourd’hui? Peut-être que cet endroit n’a jamais existé, que vous venez de le créer en décidant d’y pénétrer, peut-être que lorsque vous le quitterez, il disparaîtra à nouveau, avalé par le loueur de vidéos et le restaurant chinois qui l’entourent? ». Quelle est la dernière fois qu’un commerçant vous a raconté un truc pareil?
Dans la boutique, on trouve des trésors de livres à grande puissance et à petit prix, bien sûr, mais aussi des caisses entières de photographies du siècle dernier, ainsi que des piles de journaux anciens. Placardé en vitrine, un exemplaire du journal en français « Le National », qui paraissait à San Francisco entre 1864 et 1870. Entre deux étagères, un petit autel dressé au-dessus d’une machine à écrire, et qui rend hommage à notre pays : un Pasteur au pochoir (sur une feuille des pages jaunes arrachée à la rubrique « médecins ») surplombe un Beckett assis sur des caisses, entre deux portraits de Cocteau et de Colette.
Il était une fois un jeune sergent de l’armée américaine dont le métier était de déchiffrer des messages secrets. Il avait le plus joli nom qu’on puisse imaginer, un nom des provinces du nord qui avaient autrefois été occupées par les Français, un nom radieux qui sonnait comme un hommage au dieu Helios. Il y avait pourtant une forme de message dont le sens se refusait à lui, c’était la poésie. Un jour qu’il se trouvait dans une librairie, un livre lui fit signe. Beau disait parfois qu’il y avait deux sortes de livres, les livres que nous cherchons et ceux qui nous cherchent. Ce recueil de poèmes en prose fut une révélation, comme une porte qui s’ouvre soudain vers une contrée magique. Dans les années suivantes, il allait devenir à son tour un orfèvre des mots. Un poète. Quand on lui demandait à quoi il passait son temps, il répondait qu’il ramassait des mots-diamants et qu’en leur appliquant une grande pression, il les transformait en morceaux de charbon pour que les gens puissent s’y chauffer. Il disait aussi que la vie était pleine de bruit et que le rôle de l’art consistait à faire soudain silence pour nous permettre de voir le monde dans sa glorieuse clarté. Mais il mettait en garde contre l’élixir, convaincu que le poème, tout comme le véritable amour, peut parfois donner envie de mourir pour vivre éternellement dans l’instant de l'extase.
Alors que je suis sur le pas de sa porte pour revenir dans le monde des moldus, Beau me propose de me lire un de ses poèmes. Je connais peu de cadeaux plus précieux qu’un compositeur m’interprétant l'une de ses pièces, qu’un auteur me lisant un extrait d’un de ses textes. Turning, un poème qu’il a écrit il y a quarante ans et dont je risque ici une transposition en français, prend vie devant moi, emplissant l’air, tonnant contre les murs.
Ce qui occupe l’esprit de Beau ces derniers temps, ce n’est pourtant ni son art, ni sa boutique. Ce qui l’occupe c’est un mouvement d’artistes qu’il a lancé en 2007 lorsqu’il apprend que la principale rue des libraires et des bouquinistes de Bagdad vient d’être soufflée par l’explosion d’une voiture piégée. Cette destruction de la rue Mutanabbi, nommée en l’honneur d'un grand poète iraquien du 10ème siècle, représente pour Beau un attentat contre la culture, contre les idées, contre les amoureux du mot et de l’écrit. Sur la porte de sa librairie, un écriteau sur lequel on peut lire « La rue Mutanabbi commence ici ». En 2012, une centaine d’auteurs répondent à son appel pour publier une anthologie de poèmes et de textes en hommage à tous ces lieux historiques de partage de culture par l’écriture. Cette année, Beau participera à un ensemble de conférences et d’expositions qui se tiendront à Washington (http://www.amsshdc2016.org/), puis à une série de lectures publiques de poèmes qui seront organisées dans des cafés, des parcs ou des bibliothèques de dizaines de villes dans le monde, le jour de la commémoration (5 mars).
Ah, j’oubliais, si vous aussi voulez basculer dans l’univers sublime de Beau, poussez sans crainte la porte du 345 Judah Street, à moins que ce jour-là le loueur de vidéos et le restaurant chinois n’en aient totalement occulté l’entrée à votre regard.