Nous sommes des trinités
Pour certains, l'avant-dernier mois de l'année marque le retour d'une petite dépression saisonnière qui répond au doux nom de novembrisme. Pour d'autres, c'est le moyen de sensibiliser le public au cancer de la prostate en arborant une fière moustache. Pas de bacchantes ni de coup de blues pour moi ces jours-ci, mais comme à chaque novembre depuis quelques années, une forme d'introspection joyeuse et commémorative : il s'agit à la fois du mois de naissance de mon père et de mes frères aînés jumeaux. Aucun d'entre eux n'est encore parmi nous, mais ils vivent en moi d'une façon singulière, chacun d'eux ayant (ô combien) contribué à façonner la personne que je suis devenue.
Comme n'importe laquelle des infinités de couleurs se compose d'une unique recette de rouge, de bleu et de vert, j'ai souvent la sensation d'être la superposition de ces trois hommes disparus. Suivant le dosage, me voilà rayonnant le jaune ou le brun. Chaque soir je croise cette pancarte en descendant à la station de métro Forest Hill. Elle n'est que la banale représentation des stations terminales des lignes K, L et M. Mais moi j'y vois cette gerbe de couleurs primordiales, tenues ensemble jusqu'à West Portal, avant de s'égayer chacune de son côté, une forme de dissociation de la personnalité quand arrive le soir.
Le travail de la Serbe Marina Abramovic, l'une des immenses voix de l'art-performance, me touche depuis des années. En la voyant, majestueuse, lisse, insensible au temps, j'ai parfois du mal à croire qu'elle approche des 70 ans, tant elle a brutalisé (lacéré, cogné, scarifié) son corps depuis un demi-siècle. Le couple qu'elle a formé avec Ulay et la façon dont ils ont mis en scène leur séparation m'avaient estomaqués. Et que dire de cette invraisemblable pièce de bravoure que Marina a proposée au MoMA de New York en 2010, "L'artiste est présente"? Rester assise seule 8 heures par jour, pendant 3 mois, faisant face à des personnes anonymes qui se succèdent en silence devant vous, les yeux dans les yeux. Vous vous dites "ben quoi, tout le monde peut le faire", et puis "c'est quoi l'art là-dedans"? Et moi je vous dis de vous précipiter sur les vidéos qui en ont été tirées, et vous verrez l'émotion sourdre de partout (et aussi les retrouvailles avec Ulay). Si Marina peut ainsi traverser le temps comme une titanide, c'est peut-être qu'elle aussi s'abreuve à une triple source, qu'elle décrit ainsi : la Marina spirituelle et secrète, la Marina frivole et primesautière, la Marina héroïque et courageuse. En 2015, elle a annoncé qu'elle avait décidé, pour le jour où se présenterait le grand départ, de mettre en scène son enterrement, en écho à cette trinité intérieure. Il aurait lieu au même moment dans les trois villes de son coeur (Belgrade, Amsterdam et New York), personne ne pouvant savoir dans lequel des trois cercueils elle reposerait vraiment. Une ultime performance pour brouiller les pistes et nous donner à réfléchir sur les multiplicités que nous abritons.
Construit en réplique de celui de Paris, le musée de la Légion d'Honneur de San Francisco abrite de somptueuses collections. Depuis quelques semaines, il présente les toiles de trois frères français qui vivaient à l'époque des mousquetaires, qui peignaient dans le même atelier et signaient de leur seul nom de famille, Le Nain. Qui peignait quoi? Comment se partageaient-ils le travail? ("tu sais faire les orteils toi? bon, écoute, je m'occupe des visages, et toi tu feras les drapés et les effets de lumière") Les curateurs de l'exposition ont joué aux détectives, tentant de proposer des pistes pour remonter aux auteurs. En me promenant entre les toiles, je me fichais bien de savoir lequel des frères avait peint quel paysan ou quel angelot. Par contre je ne pouvais m'enlever de l'esprit que deux des frères étaient morts prématurément, la même année. Et puis j'observais cette polyphonie à six mains, legs d'un peintre-insecte chimérique composé d'une fratrie indivisible.
A la sortie, je me suis retourné sur ce portrait inachevé du trio des frangins Le Nain, cette toile qui ouvre l'expo et que j'avais croisée en entrant. Je l'ai observée plus intensément. Celui du milieu me fixe dans les yeux, celui de gauche à l'air bien jeune, celui de droite plus âgé et sa silhouette se dissipe déjà. Je me demande si ce n'est pas le même homme, à des âges différents. Je me demande s'ils ont bien été une triplette un jour, ou si, à l'instar des écrivains hétéronymes créés par Pessoa, tout cela n'était qu'invention de l'enfant qui se tient là-bas, sur la droite, le vrai créateur de ces oeuvres subtiles, trempant son pinceau aux couleurs d'une fratrie intérieure et fantasmée.