Goûter l'astringence
Si vous avez un jour visité Tokyo, vous êtes forcément passés par Shibuya, quartier dégorgeant sa jeunesse braillarde, adepte du kawai, du cosplay, du colifichet, d’une forme de distorsion du corps, les jeunes filles surbronzées en jambières rayées et oreillettes roses, les garçons en androgynes post-grunge aux cheveux mangas décolorés, un quartier saturé de boutiques de babioles et d’écrans criards, aux pixels vibrants, le quartier du fameux carrefour où s’entrecroisent des zillions de piétons, le quartier de la légendaire statue de chien. Le nom du quartier serait hérité d’une famille noble qui vivait là il y a mille ans, un nom qui se traduit littéralement par la vallée (ya) de l’amertume (shibu). Mais soyons plus précis: shibu c’est bien au-delà de la simple amertume, avec shibu on entre au royaume de l’astringence.
L’astringence fait partie de ces concepts qui composent l’âme profonde du Japon, apparemment modestes au-dehors mais d’une puissance formidable au-dedans. Un concept dont le sens se diffracte en d’innombrables fragments au fur et à mesure que l’on s’en approche et s’imagine l’avoir cerné. Si vous croquez dans un kaki qui n’a pas atteint sa maturité ou si vous mettez sur votre langue de la poudre d’un thé bien fort, vous expérimenterez cette sensation de l'hyper-amer qui fait se crisper tous les muscles du visage. Les tissus se resserrent, cherchent l’agresseur. Cette impression que notre salive s’est retirée et que la peau intérieure de nos joues se décolle pour venir se plaquer sur nos gencives. Et puis il y a cet autre acception japonaise, beaucoup plus subtile, quand on qualifie une personne de shibui, c’est pour évoquer une forme de séduction feutrée, à l’ancienne, un registre vestimentaire retenu et aux tonalités intermédiaires. Le regretté Leonard Cohen était shibui, sobre samouraï de la chanson, à l’élégance patinée et à la voix astringente.
S’il y a bien un quartier de Tokyo qui n’est pas shibui, vous comprenez maintenant que c’est justement Shibuya.
J’ai une affection particulière pour ce concept d’astringence car j’y entends la notion de resserrement sur des choix plus limités, dont la saveur se livre à l’effort, faisant écho à mon souhait d'explorer avec patience et profondeur un registre plus ramassé, plus contracté. Il y a quelques années, en clôture d’une année qui avait été faste en activités et en financements, et anticipant un exercice moins propice l’année suivante, j’avais présenté la tendance à mon conseil d’administration en évoquant le passage « d'une année foisonnante à une année astringente ». J’avais tenté de leur exposer les beautés de cette notion et les avantages qu’il y a parfois à travailler dans une constriction budgétaire, mais je ne pense pas m’être fait beaucoup d’alliés ce jour-là.
J’expérimente volontairement une forme d’astringence depuis mon arrivée au pays de l’hyper-choix. Relire de grands classiques, concentrer la garde-robe, épaissir les mêmes anciennes relations amicales. Et explorer méticuleusement un seul quartier, voire un seul bloc de la ville, comme s’il s’agissait d’une île. Entre Sutter et Post, entre Kearny et Montgomery, un pâté d’immeubles sans prétentions, unassuming comme on dit ici, est mon terrain d’inventaire ces jours-ci.
Etrangement, je n’avais jamais remarqué cette devanture turquoise frappée de tournesols. Aquitaine, nous promet-on. On se trouve ici aux confins du French Quarter qui s’étend plutôt vers l’ouest. L’intérieur vous enrobe dès l’entrée, jouant sur tout le registre des sens. Tapissées le long des murs, allongées, dressés, des bouteilles de vin attendent. Je repère le casier des madirans. Bon sang, j’en ai pourtant cherché en vain sur les cartes de plusieurs restaurants français de la ville, et voilà que dans ce bistro que j’avais sous le nez, est proposé un choix étonnant de vins à base de tannat: les grands madirans de Gascogne produits par Alain Brumont (Bouscassé et Montus), mais aussi leurs cousins d’Uruguay et (un peu) de Californie. Le tannat est un cépage rouge, puissant, à gros grains violacés et formidablement tanniques. Les Basques y tenaient tellement qu’ils l’ont emporté avec eux au 19ème siècle en Uruguay, tandis que les curés du sud-ouest en avaient fait un vin de messe de bon aloi.
En buvant mon verre, me voilà dans l’univers de l’astringence pure. Tendu vers la lumière le verre reste d’une totale opacité. Sensation de boire à même un encrier. Ce n’est plus un liquide, c’est une suspension minérale. Certains des crus titrent à 100% de tannat et peuvent se garder longtemps, longtemps.
Il y a bien des années, c'est mon père qui m'avait fait découvrir le madiran, mais à l’époque j'avais l’esprit plus Shibuya que shibui, j'aimais les vins qui flattent le palais, qui aguichent, qui chatoient. Et je me moquais de lui et de son gros vin âpre. Il me répondait que l’un des plaisirs de l’âge mûr consiste à réexplorer inlassablement des zones en apparence plus ternes, plus rétives, pour aller y apprivoiser des registres gustatifs souterrains. Il me disait aussi que l’exploration pathologique du nouveau pouvait conduire à la folie. En y réfléchissant, je discerne maintenant les correspondances entre son caractère et celui de ce cépage : l'authenticité et la rusticité, la puissance maîtrisée, la maturation longue, les goûts sans affèterie, et même, tenez, le côté palindromique (pas de contournement permis, qu'on les approche d'un sens ou de l'autre, toujours la même lecture, le même goût, la même robustesse). Un de ces cépages âpres, à arracher les obstacles sur leur passage, au goût d'asphalte, comme devait les aimer son propre père, un homme fruste et de peu de mots, qui conduisait des camions-citernes dans le désert.
Si vous voulez aller plus loin, considérez les quelques options suivantes (par ordre de prix) :
- (gratuit) écoutez l'une des stars du marketing digital (et ex-star de la dégustation de vins), américain né en Biélorussie, immigrant pauvre parvenu au pinacle grâce à ses efforts inlassables et à son charisme radioactif, écoutez donc Gary Vaynerchuk parler du tannat dans l'épisode 582 du vlog qui l'a fait connaître.
- (12,70€) lisez absolument le délicat petit livre que la poétesse japonaise (et francophone) Ryoko Sekiguchi a consacré à l’astringence aux éditions Argol (elle en a d’ailleurs publié un autre, plus récemment, sur la notion de fadeur).
- (45$ environ, sans le billet d'avion) allez manger un cassoulet (et une île flottante) chez Aquitaine, ou allez vous installer dans leur « cave », avec un verre de Madiran, sous un tableau de grands tournesols noirs.
- (prix sur demande) contactez mon ami Lionel, qui a lancé Nextaroma, une proposition de découverte sur-mesure du Japon, de certaines de ses activités artisanales et gastronomiques les plus subtiles, à la rencontre directe de ses praticiens. Une merveille. S'il connaît parfaitement les endroits secrets pour la culture et la dégustation du yuzu, je suis certain que les kakis n’ont pas de secret non plus pour lui.