La photo, ferment de fiction (épisode 1)
Comme ces produits chimiques que l'on utilise pour déclencher des pluies artificielles, la photo (ou la peinture) d'une personne inconnue met presque toujours en branle chez moi la mécanique de l'imaginaire et de l'écriture. A quoi rêvaient-ils enfants? Vers quel destin s’acheminent-ils? Quelles motivations les animent? Au centre de quelle toile d’araignée humaine évoluent-ils? Le sort leur a-t-il été clément?
Si vous êtes myope et que vous avez oublié vos lunettes, il est toujours possible de lire une inscription à distance en regardant au travers d'un trou d'épingle pratiqué dans un morceau de papier (ou à défaut par l'orifice laissé libre entre votre index et votre pouce enroulés en colimaçon). Je trouve ce principe du sténopé totalement fascinant et assez contre-intuitif. La lumière de toute une scène vient se faufiler par ce tout petit espace vide avant de se retrouver nette sur notre rétine, c'est d'ailleurs comme ça que marchaient les cameras oscuras, ancêtres de nos appareils-photos actuels. En ce point infime de constriction se retrouve donc concentrée toute la réalité visible, à un instant donné.
On peut étendre ce principe du sténopé à la photo elle-même, considérer qu'elle ne donne à voir que le trou d'épingle du présent, dans lequel sont venus s'engouffrer une multitudes de passés possibles, et à partir duquel pourront émerger une infinité de futurs probables. En anglais existent les mots de prequel et sequel, qui servent notamment à désigner des oeuvres de fiction qui, à partir d'un roman ou d'un film existants, imaginent des époques ayant précédé l'histoire, ou des suites possibles à cette histoire. Une photo serait ainsi une sorte de point de congélation entre d'un côté un "rhizome de préquelles" et de l'autre un "arbre de séquelles".
Demander à des apprentis-écrivains d'imaginer des préquelles plausibles et des séquelles originales, voilà un exercice classique des ateliers d'écriture. Mais ne nous y trompons pas, des auteurs de talent utilisent ce dispositif pour produire de bien belles oeuvres littéraires. Trois me viennent en tête, qui m'ont marqué au cours des années :
- quand Didier Blonde découvre le visage énigmatique d'une femme morte en 1932, Leilah Mahi, sur une plaque du colombarium du Père-Lachaise, il s'embarque dans une enquête méticuleuse et en laisse une trace mi-fiction mi-réalité extrêmement originale.
- quand Claude Esteban se met en tête d'écrire un paragraphe ou deux pour accompagner la toile d'Edward Hopper "Soleil dans une pièce vide", voilà qu'il se prend au jeu et qu'il applique la recette à une cinquantaine des tableaux du peintre, avec un résultat inouï de justesse.
- quand Richard Powers tombe sur la photographie en noir et blanc d'August Sander "3 fermiers s'en vont au bal" au détour d'une expo, il quitte son travail et se met à écrire ce qui va devenir son premier roman et un best-seller international.
Je vous repropose ci-dessous 4 exercices de pure micro-fiction que j'avais rédigés pour mon blog précédent. Croisés dans des rames de métro, ces deux hommes et ces deux femmes écrivaient sur du papier, au sein d’un océan de passagers penchés sur leur écran de verre.
Microfiction n°1
Depuis toujours, elle l'avait moqué gentiment sur ses vêtements. Il lui répondait qu’il cherchait avant tout le confort d’une chaleur douce et qu’il se fichait pas mal des accords. Il lui répondait qu’il recueillait les vêtements dont personne ne voulait, comme le jour où il avait choisi d’adopter le chien le plus repoussant du refuge. Elle aurait bien voulu qu’il porte autre chose que des salopettes et des chemises canadiennes, et puis qu’il abandonne ses chaussures fourrées. Mais change-t-on jamais l’autre? Cela fait maintenant deux ans qu’elle ne lui dit plus rien. Ce grand voyage, il l’a entrepris à rebours vers tous ces lieux qu’ils ont parcourus ensemble, vers les villes où ils ont vécu au cours des années. Il s’installe sur les bancs ou dans les cafés, il tend l’oreille aux échos et laisse remonter les images et les bruits. Il est devenu ce chasseur de vibrations anciennes, et ce qu’il remonte dans ses filets il l’épingle dans un grand cahier. Il goûte le privilège doux-amer de vivre le film une seconde fois, lentement. Il écrit tout ça, pour lui, pour elle, et puis pour les enfants qui liront peut-être un jour. Depuis l’accident, il marche en s’aidant d’une canne, et il peine parfois à se lever. Ce chapeau cloche qui ne le quitte jamais, c’est celui qu’elle portait ce jour-là. Il lève un instant les yeux de sa phrase, capte son reflet dans la vitre, et lui rend un sourire de connivence et de gratitude.
Microfiction n°2
- Putain, t’as vu la femme là-bas, on dirait qu’elle a une couleur fétiche!
- Ouaich, ici tout le monde la connaît sur le campus, on l’appelle UltraViolet, UV quoi. En fait, c’est une prof de physique justement, mais UV c’est vraiment ses initiales.
- Ses initiales?
- Ouaich, son prénom c’est Uma, comme l’actrice qui découpe les mecs au sabre chez Tarantino. C’est un prénom indien, son père était de là-bas, c’est le nom d’une déesse je crois, en rapport avec la puissance et la bienveillance. Son nom de famille c’est un truc super long, personne s’en souvient jamais.
- Putain
- Quand elle était plus jeune, elle mettait des tee-shirts violets avec des équations de physique dessus, et une sorte de rouge à lèvre de la même couleur. Bon sang, t’aurais vu ça!
- Putain, j’suis sûr qu’elle a dû se faire tatouer quelque part la formule de Planck, avec des liserons tressés autour.
- Va savoir. Peut-être. En tous cas c’est la meilleure prof de physique de la fac. Les gens viennent de loin pour ses cours. Mais c’est comme les vrais UV, ça irradie, ça te nourrit, mais si tu restes trop longtemps devant, ça te crame. Trop d’énergie là-dedans.
- Putain, putain.
- Ouaich, et il parait aussi qu'elle écrit des poèmes, dans le métro, dans un cahier violet, des trucs cosmiques qu’elle récite parfois dans des cafés. Allez magne-toi, on dirait que tu viens de te prendre une météorite. Et arrête de dire putain tout le temps.
Microfiction n°3
tu boirais bien un gorgeon mais tu as déjà bu tes dollars du jour sans grand chose de solide pour aller avec et tu n’as pas envie de retourner tendre la main ou emprunter encore à cette ordure de calvin en plus jimmy t’a fait promettre d’y aller mollo depuis ce qui t’es arrivé tu sais bien alors concentre-toi sur ta main essaie de garder l’esprit lisse c’est bien comme ça tu ne trembles pas ne regarde pas les gens descends en toi et regarde ce que tu trouves à l'intérieur eux ils ne savent rien de toi et de ce que c’est et eux aussi ça pourrait leur dégringoler dessus demain d’ailleurs toi tu te rappelles avant ah avant mais combien de fois je t’ai dit d’arrêter avec ça avec avant et puis de toutes façons cette foutue vie n’est qu’un jeu hein rien qu’un jeu et pour l’instant tu as pas la chance avec toi mais tu cherches la martingale avec ces dessins sur ce bon dieu de cahier tu devrais pas jurer comme ça sur le seigneur même si c’est une façon de parler tu le vois écartelé sur cette petite croix que tu as accrochée à ta shirt et il te donne de la force au milieu de tout ça et tu iras dimanche à l'église pour chanter avec les autres et pour écouter sa lumière mais là tu dois tracer ta page du jour tracer tes lignes bien droites en t’aidant de la carte en plastique tes dents te font mal bordel moins tu en as et plus ça fait mal et le dos aussi mais ça c’est les coups de pied de l’autre nuit pendant que tu dormais les salauds ces traits que tu traces sur les feuilles c’est comme ce qu’ils font avec leurs râteaux dans les graviers je sais plus dans quel pays c’est régulier et calme et ça attire l’attention de dieu comme ces sortes d’antennes qu’ils impriment sur du papier brillant et qu’ils foutent partout pour pas qu’on pique tu t’es fait choper l’autre fois tu traces ces bandes parallèles sur le papier ça te calme et puis tu as l’impression que quelque chose va se produire et ça représente des couches de vies empilées des trucs parallèles et qui s’arrêtent soudain au bord et quand tu as fini ta page tu choisis quelque part au hasard et tu dessines par dessus un machin organique un truc qui ressemble à un buisson ardent ça te rappelle des lectures à l'église et tu attends là en relevant la tête dans le bruit du train tu attends là que ton dieu veuille bien te montrer enfin le chemin
Microfiction n°4
Ma vénération pour les mots ne date pas d’hier. Juste les mots, pas les phrases, même si parfois je recherche le claquement qu’ils font lorsqu’ils s’entrechoquent, avant de reprendre leur trajectoire propre, comme des boules de billard. C’est pareil pour les gens, ils me fascinent pris séparément, j’aime leur rayonnement d’individus, mais dès qu’il s’agit des familles, des sociétés, mes capteurs se brouillent, je ne sais plus où regarder, les liens entre eux prennent le dessus et je perds le fil. Je lis peu de livres, les histoires ne m’intéressent pas. Je ne lis que des dictionnaires. Je suis employée dans une officine qui crée des noms de marques et des slogans pour des entreprises. Je leur rapporte parfois de vieux mots, le désuet pouvant revenir en vogue, comme ces légumes oubliés qui ont réapparu sur les étals. Il m’arrive d’en créer aussi, avec la précaution, la parcimonie et la responsabilité d’un démiurge. Comme j’habite en bout de ligne, j’ai la chance de voyager assise dans le métro le matin, je peux y pratiquer mon yoga du verbe, ma passion, les grilles de mots croisés. Je les trace en majuscules précises dans leurs cases, et pour ceux que j'ignorais, je les accroche aux murs d’un grand hangar visuel dans ma mémoire, en prenant soin de leur choisir des voisins aux sens très éloignés. Pashmina, mon bichon bolonais, comme surgi d’une poche marsupiale, son pelage accordé à ma chevelure, observe chaque matin ces mots tracés sur le journal, et je me demande s’il en reconnaît certains. Aujourd'hui, un mot de la grille m’a résisté, il me narguait sous la surface, j’ai fini par le gaffer sur le pont, il s’agissait d’une espèce rare, fantasmagorique. De sa truffe étonnée, Pashmina humait son encre encore fraiche lorsque le terminus s’est annoncé.