Silence, on tourne
Lorsqu'un film passe sur l'écran du cinéma Castro, la plupart du temps la bande son vient, ce n'est guère une surprise, des enceintes. Au moins une fois par mois, ce sont les voix du public qui recouvrent les paroles et la musique, lors de séances sing along, la salle se transforme alors en karaoke collectif géant avec un public souvent déguisé qui chante à tue-tête les mélodies de Grease ou de la Petite Sirène. Et puis, deux fois par an, le fond sonore du film ne vient ni des enceintes ni du public, mais d'une poignée de musiciens, rassemblés sur le côté de la scène et qui accompagnent une série de films muets.
Crépuscule de gloire (The Last Command), de Josef von Sternberg, faisait partie de la dernière sélection. L'histoire en un tweet? /Commander l'armée tsariste en 1917, tomber amoureux d'une bolchevique, échouer ruiné à Hollywood, mourir sur scène en jouant son propre rôle/ C'est un film sur les moments de bascule et d'accélération de l'histoire, sur l'amour fou de sa patrie, sur les espoirs révolutionnaires, sur l'humiliation des puissants lorsqu'ils tombent aux mains du peuple.
Pour moi, ce film représente aussi une métaphore de ce qui est justement en train d'arriver au cinéma muet à l'époque de son tournage. Le film date de 1928, c'est-à-dire la fin de la période d'or du sans parole, bientôt balayé par l'arrivée du parlant. Ce "crépuscule de gloire" c'est autant celui des Russes blancs il y a juste un siècle, que celui d'acteurs comme George Valentin, le héros incarné par Jean Dujardin dans The Artist. Le vent de la révolution ou de l'innovation, ils ne l'ont pas vu venir, ou pas pris au sérieux. L'acteur Emil Jannings, qui joue ici le général russe, est à son apogée, et il recevra d'ailleurs pour son rôle dans ce film le tout premier Oscar d'Hollywood. Et pourtant, deux ans plus tard, tout aura changé: la légende dit que lorsqu'il tourne la scène où il tente d'étrangler Lola-Lola dans l'Ange Bleu, il aurait vraiment tenté de le faire, comme si Marlène Dietrich personnifiait justement cette menace parlante et chantante qui allait détruire le muet et ses stars.
Les deux percussionnistes et l'organiste du Alloy Orchestra n'ont pas "accompagné" ce film sans paroles. Ils ont proposé une histoire parallèle, racontée avec leurs instruments, une véritable dramaturgie musicale bien davantage qu'une garniture pour l'image animée. J'avais l'impression d'assister à un corps-à-corps où tantôt l'une menait, tantôt l'autre reprenait la direction des opérations. Comme ces espèces animales qui vivent en symbiose, se nourrissent et se protègent, indispensable l'une à l'autre. Comme ce troublant tableau d'Escher dans lequel deux mains se dessinent l'une l'autre et se donnent la vie.
Voir ce film sans pouvoir entendre la voix des acteurs a ramené sur les bords de ma mémoire deux moments forts de ma vie en Nouvelle-Zélande.
Le premier concerne mon ami Jonathan Dennis. Jonathan était un homme inclassable, érudit, doux mais griffu comme un matou, fier de ses différences, heureux d'explorer tous les recoins de la palette des couleurs. Jonathan était surtout un puits de savoir sur l'univers du cinéma, et avait été le premier directeur des archives du film de Nouvelle-Zélande. Il vivait dans une maison en bois, étroite, bleue à liserés orange (ou était-ce l'inverse?), postée à flanc de colline, une maison qui aurait naturellement trouvé sa place dans une rue de San Francisco. Ce jour-là nous organisions une rétrospective des films de Robert Bresson, et au milieu de l'une des projections, le système audio de la salle s'est arrêté de fonctionner. Le temps que la technique prenne conscience du problème, Jonathan était monté sur scène, avec son écharpe turquoise et ses lunettes aux branches assorties, et il avait offert sa voix au film qui se poursuivait à l'écran. Sa connaissance du monde de Bresson et sa personnalité brasillante lui avait permis de jouer le rôle de ce que les Japonais appellent un benshi, un accompagnateur, un conteur, un éclaireur du film.
C'était en 2001, et Jonathan a été emporté par un cancer à 49 ans quelques mois plus tard. Je reste là avec ce regret de ne pas avoir eu, à l'époque, de quoi capter ce moment de grâce. Un très grand merci à Emma Jean Kelly, de l'Université Victoria à Wellington (auteure de sa biographie parue en 2015 aux Indiana University Press) et à la famille de Jonathan qui m'ont permis d'utiliser les photos ci-contre.
Le second moment se rapporte à une histoire que m'avait racontée le cinéaste et écrivain chinois Dai Sijie lors d'une promenade dans les rues d'Auckland, à l'occasion d'un festival littéraire auquel il avait été convié. Il me parlait de la genèse de ce livre qui l'a fait connaître en France, Balzac et la petite tailleuse chinoise, qui aurait dû être un film au départ (il sera adapté au cinéma deux ans plus tard), mais qu'il a finalement décidé de publier d'abord, en l'écrivant directement en français, une façon de rendre hommage à son pays d'accueil et de lui montrer qu'il pouvait en être digne. Il y a au début du livre ce passage où l'on voit ces deux jeunes hommes, retenus dans un camp de rééducation dans la montagne, que l'on charge d'aller voir un film guimauve coréen à quelques jours de marche du camp, dans le but de pouvoir ensuite venir le raconter aux villageois. Dai Sijie me disait que c'est bien ce qu'il avait fait à l'époque, avec le détail formidable suivant : lui et son ami se partageaient en fait le travail, l'un fermait les yeux et n'écoutait que la bande-son, tandis que l'autre se bouchait les oreilles pour se concentrer sur les images et regardait donc un film muet. Cela leur permettait de mieux capter tous les détails du film et d'ainsi mieux le rapporter aux habitants du village. Cela a sans doute contribué à faire de Dai Sijie un auteur aussi attentif aux subtilités de l'image, qu'il peigne avec une caméra ou un clavier.
Si ces corps-à-corps musique+cinéma muet vous tentent, réservez vos quatre premiers jours de juin prochain à San Francisco, le Silent Film Festival 2017 vous attend au Castro.