Le monde selon Karp
Vous êtes en cuisine chez Zazie, l'un des hauts lieux de la bistroterie de San Francisco, sur le trottoir des gens patientent pour leurs oeufs Bénédicte, et voilà qu'un fusible claque, qu'un plat en verre se brise ou qu'un joint se met à fuir. Vous traversez tout simplement la rue pour aller chez Cole Hardware, et racheter la pièce qui a fait défaut. Tout à l'heure, le vendeur qui vous aura conseillé et servi traversera lui aussi la rue pour venir prendre un café et une salade Marius. Dans ce quartier tellement prisé des Français, la reine du brunch fait face au roi de la quincaillerie.
Au tout début des années 60, un homme originaire d’une famille pauvre d’immigrés polonais, reprend une boutique de bricolage sur Cole street. Il s'appelle Dave Karp, il a 45 ans, un courage à toute épreuve et une grande expérience du commerce de détail. Et dès le début il fait absolument tout : approvisionner, étiqueter, conseiller, et même réparer chez les clients une fois le magasin fermé. Tant et si bien que l'affaire se développe et que trois autres points de vente viendront, au cours des années, étendre la couverture de cette petite entreprise désormais familiale.
Je fréquente régulièrement les rayonnages de Cole Hardware, j'y retrouve l'esprit des cabinets de curiosités du 18ème siècle et de nos leçons de choses d'antan. J'apprécie surtout de pouvoir y trouver des conseils non seulement sur la nature des fournitures dont j'ai besoin, mais également sur les techniques et les savoir-faire à leur appliquer. Il y règne une ambiance bien différente de celle des grandes enseignes de bricolage, une ambiance que Dave avait résumée en une devise que l'on trouve toujours placardée au-dessus du seuil de l'un des magasins : « il n’y a pas d’étrangers ici, simplement des amis que nous n’avons pas encore rencontrés ».
Comme tout bon commerçant, Dave Karp devait probablement ajuster une partie de ses prix juste sous la barre psychologique du chiffre rond supérieur, petite forêt d'étiquettes se terminant ainsi par .99. Par un étrange écho numérique, il s'est éteint l'année dernière à l'âge de 99 ans, après une vie formidablement active et une trajectoire typiquement américaine de self made man.
Et puis il y a une autre chose que j'adore chez Cole Hardware: leurs vitrines de Noelle. Non, ce n'est pas une faute de frappe, Noelle c'est Noelle Nicks, une jeune ingénieure passionnée par l'art du window dressing. La boutique qui se situe au n°70 de la 4ème rue, en plein centre des affaires, lui sert de terrain de jeux. En fonction de la saison, des fêtes du calendrier ou d'un événement culturel, Noelle réinvente et scénarise toute la devanture, en utilisant exclusivement des ustensiles vendus à l'intérieur du magasin. Je ne sais jamais vraiment à quel moment le tableau changera, alors je passe régulièrement devant le magasin, et lorsque sa nouvelle oeuvre arrive, je me plante là pour apprécier la composition d'ensemble et observer de plus près chaque détail, en espérant y repérer quelque clin d'oeil cryptique.
Noelle est une fée, une alchimiste-plasticienne. Elle transforme le laiton et le plastique en usine à rêves et à réflexions. De deux gants de vaisselle en latex violet, punaisés face-à-face et se pointant mutuellement de l'index, elle nous rappelle La création d'Adam de Michel-Ange. D'une forêt de différents balais volant à l'horizontale, elle célèbre Halloween. D'une écorce de liège piquetée de couteaux-suisses aux lames déployées, elle nous emporte dans les collections d'un entomologiste infusé à l'univers de Tim Burton. Précipitez-vous illico sur son site, qui rassemble l'ensemble de ses créations depuis le début, vous y trouverez des idées véritablement étonnantes.
"C'est l'un de mes axiomes depuis longtemps, les petites choses sont infiniment plus importantes", disait Sir Arthur Conan Doyle, citation reprise par Noelle Nicks dans l'un de ses projets. Lui faisait sans doute allusion aux indices les plus ténus qui font progresser une enquête policière, moi je l'appliquerais volontiers à l'art minuscule et minutieux du quincailler et de sa magicienne des vitrines.