La photo, ferment de fiction (épisode 2)
[2095] Une jeune fille à la longue chevelure blonde est assise devant un piano et joue un air de Satie. Encadrée au-dessus d'elle, une ancienne photo sur laquelle on voit une autre petite fille blonde et radieuse, qui se tourne pour nous regarder. Les dernières notes jouées, elle pivote vers sa grand-mère, qui regarde ces deux petites filles blondes, et qui pleure en souriant.
[2025] E. est assise au premier rang du public, d'une beauté à statufier les fauves, à pacifier les peuples, à courber l'espace gravitationnel pour y faire rouler les planètes. Par sa puissance et sa grâce, Orfeu irradie la scène et torsade son corps réglisse entre l'espace des autres danseurs. Triomphe. Au moment de saluer, de venir retrouver le regard de son E., il sent sa jambe droite se dérober sous lui, comme engourdie par le sombre venin d'une vipère jalouse de leur bonheur.
[2018] E. et Orfeu forgent un pacte. Un seul des deux va devoir rassembler leurs forces communes pour partir conquérir l'Eden du piano. Deux interprètes dans un seul corps, c'est la seule façon de parvenir au sommet. Le second ira de son côté explorer une autre forme d'art. C'est E. qui l'emporte, mais elle sait qu'Orfeu a triché, qu'il s'est arrangé pour qu'elle soit l'élue. Pour cela et pour bien d'autres choses encore, elle l'aime. Elle jouera de toute sa passion, pour eux deux, pendant que son corps à lui dansera, dansera. Voilà leur destin scellé.
[2013] Orfeu vient d'arriver du Brésil, et c'est E. qui l'aide à l'école avec son anglais. Ils partagent le même amour du piano et un regard sur le monde empreint d'une infinie tendresse. Cette photo, c'est lui qui l'a prise, pendant une audition, au moment où elle se retournait pour lui sourire. C'est la plus belle photo du monde. Même les tulipes se sont couchées pour ne pas gêner. Elle vient de jouer une pièce de Satie, dans laquelle elle a changé quelques notes pour la faire sonner moins mélancolique, c'était un pari qu'ils avaient fait.
[2029] Le public s'est levé d'un bond, les applaudissements et la clameur emplissent toute cette salle de la Konserthuset de Stockholm. E. reste un bref instant les mains posées sur les genoux, la tête penchée en avant, et puis lentement fait un demi-tour sur son tabouret, comme à son habitude, pour chercher son regard. Sanglé dans sa chaise roulante, les bras tordus dans une position étrange et la tête renversée, Orfeu ne vit plus que par les mouvements de ses yeux. E. sait au fond d'elle qu'elle vient d'atteindre l'Eden, que lui a attendu jusqu'à ce moment, et qu'il va maintenant s'éloigner vers le monde des ombres. Elle a compris qu'elle venait de jouer pour la dernière fois.
[2043] Elle effleure parfois le corps d'un piano, jamais plus le vernis de ses touches. Sa vie est consacrée, jusqu'à l'incandescence, à la recherche scientifique, à la compréhension de la maladie de Charcot. Des espoirs et des impasses, jusqu'à cette voie étroite et improbable vers la solution. Comme si, toutes ces années, il l'avait guidée sur le chemin, dans la complexité de l'invisible. L'article qu'elle avait publié l'an dernier montrait magistralement que cette pathologie qui paralyse progressivement le corps jusqu'à l'étouffement, et dont personne n'avait encore compris l'origine, était bien le résultat d'une infection par un virus extrêmement rare et très ancien.
[2046] Par un étrange repli du destin, la cérémonie du prix Nobel a lieu dans cette salle même où elle avait donné son dernier concert. Durant son discours elle parle de la passion qu'elle avait, enfant, pour le monde infime et profus des virus. Et pour la première fois, elle évoque ce garçon qui lui a laissé le territoire de la musique, sur lequel elle s'est retournée peut-être trop tôt et qui a été happé par le monde d'en-bas. Au premier rang, il y a cet homme qu'elle ne connaît pas, qui l'écoute intensément, et dans les yeux duquel elle décèle une résonance, un écho.
(Je remercie mes amis C. et J.-S. de m'avoir permis de reproduire ici cette image de leur fille au piano. Nous nous étions connus au Japon il y a 20 ans, plus revus depuis, et nous sommes récemment retrouvés en Californie. J'avais promis à E. d'écrire une petite histoire à partir de cette belle photo d'elle, qui se trouve dans le salon de ses parents. Voilà qui est fait.)