L'amour, au cul des bus
Kapka avait dû insister pour faire accepter le titre de son roman Love in the land of Midas. Elle m'avait expliqué que les éditeurs n'aimaient pas que le mot amour apparaisse sur une couverture, au prétexte que cela rebutait une partie du lectorat masculin. Et dire que je viens de mettre à la fois les mots amour et cul en-tête de ce billet, qui ne parle pourtant ni vraiment de l'un et encore moins de l'autre.
A l'image de ce qui se passe dans de nombreuses métropoles, l'espace public à San Francisco est saturé de messages écrits dont la teneur peut se résumer la plupart du temps à : "buy my shit". Comme si la transaction commerciale représentait l'horizon unique et ultime des relations entre êtres humains. Si les panneaux publicitaires à Los Angeles servent d'hameçons vers Hollywood et ses séries, ceux de San Francisco célèbrent la Silicon Valley, ses suites logicielles, son big data et son intelligence artificielle. Descendez vers San José par l'autoroute 101 et vous verrez votre chemin jalonné de clins d'oeil à la plupart des applis que vous utilisez au quotidien. Et comme la ville bénéficie toute l'année d'un climat tempéré et que le fruste-fonctionnel représente l'idéal vestimentaire, voilà un autre relais de communication : les tee-shirts à la gloire des marques de la tech, qui transforment de nombreux employés en hommes-sandwich ambulants.
Dans les espaces laissés vierges par ces slogans commerciaux, je traque au quotidien d'autres types de messages, proposés avec une intention différente : émouvoir ou rassurer, faire réfléchir ou faire rêver. Des signaux pour nous rendre plus joyeux, plus cultivés ou plus appréciatifs.
Il y a d'abord le graffiti bien sûr, bien que San Francisco ne soit pas Sao Paulo. Autant il existe ici des quartiers où les murs étalent de splendides fresques murales, autant les blazes et les simples tags ne sont pas si courants. Rien à voir par exemple avec New York ou avec les murs longeant les voies du RER francilien. Le collectif 1AM (le nom n'indique pas qu'ils produisent leurs oeuvres à 1h du matin, mais plutôt qu'ils revendiquent le droit à s'exprimer librement, garanti par le 1er amendement de la Constitution américaine) offre par exemple cette simple épiphanie en immenses lettres brunes sur la tôle ondulée d'un entrepôt de la Mission. Dans cette ville où les références au Golden sont nombreuses en écho historique à la ruée vers l'or, il est bon de rappeler que la connaissance et le savoir sont les véritables pépites.
Dans mon quartier du Sunset, les libraires de Green Apple Books, ont trouvé une autre modalité pour diffuser sur la chaussée de courtes citations liées à l'univers du livre. Tracés à la craie de couleur sur un chevalet en ardoise, ces portraits d'écrivains accompagnés d'une phrase de sagesse marquent chaque dimanche le point final de mon parcours de jogging. Joyce Carol Oates me confie par exemple que "lire est le seul moyen de se glisser, involontairement et souvent sans pouvoir résister, sous la peau, dans la voix et au sein de l'âme d'une autre personne." Et lorsqu'Oliver Sacks nous a quittés, cette jolie épitaphe avait été recopiée : "par-dessus tout, j'ai été un être humain doué de sensations, un animal pensant sur cette belle planète, et cette simple chose aura été un énorme privilège et une immense aventure".
Que dire enfin de cette tradition du passage biblique, que certains habitants tatouent au pochoir sur la façade de leur maison, ou que d'autres, vivant à la rue, inscrivent sur un panneau de carton qu'ils trimballent toute la journée au bout d'un piquet, messies crasseux et souvent dérangés, hurlant par intermittence leur message aux piétons. Je repense à Artaud, à son regard fiévreux et à sa bouche édentée, à la puissance inouïe de ses intuitions.
J'avais remarqué avec étonnement que les flancs des bus locaux servaient régulièrement de support à des associations religieuses ou à des groupes militants, pour des messages de paix (le plus souvent) ou de propagande (plus rarement). Au cul de celui-ci, stoppé devant ma gare de métro, on peut ainsi lire cette simple phrase de Martin Luther King : "L'amour est la seule force capable de transformer un ennemi en ami". Arrivé sur le quai, la phrase ricochait encore à l'intérieur de ma tête, et je me suis imaginé...
... qu'un jour des véhicules électriques et autonomes circuleraient au hasard dans les villes, diffusant le distillat de la sagesse des hommes, memento mori affichés sur leurs écrans programmables (à l'inverse de ce que fait Google avec ses véhicules bardés de caméras qui sillonnent le coeur des villes pour en capturer toute l'essence visuelle, une entreprise comme Twitter pourrait créer une flotte de petites haiku-mobiles, qui restitueraient du sens à la ville, en répandant alentour des collections d'aphorismes)
... que les transporteurs et logisticiens décideraient de garnir le toit plat de leurs véhicules de citations courtes et puissantes, afin qu'on puisse les découvrir, en regardant depuis nos bureaux vitrés, en hauteur dans les buildings du centre,
... que les futures lunettes de réalité augmentée pourraient servir à faire surgir dans notre champ de vision, non seulement des espèces rares de pokemons, mais aussi une phrase d'Oscar Wilde ou de Jules Renard, suivant ce que notre regard rencontrerait.