Plus vivants, les murs

Tous les trois mois, quelqu'un décroche l'oeuvre d'art suspendue au-dessus du planton à l'entrée de mon immeuble pour la remplacer par une nouvelle. Les entreprises qui proposent de la location temporaire de reproductions ou d'oeuvres originales sont désormais légion, s'appuyant sur une supposée avidité du public pour un renouvellement accéléré de ses produits et de ses sensations. Si ce système d'accès à l'art par location/abonnement s'adresse également aux particuliers, je connais pourtant peu de gens séduits par cette pratique pour la décoration de leur intérieur. 

Que trouve-t-on sur les murs chez la plupart des gens? Parfois des affiches décoratives, souvent des reproductions de toiles, presque toujours des photos de famille. Aquarelles de lieux que nous aimons. Natures mortes peintes par une tante ou un grand-père. Petites pièces de piètre facture, transmises par les parents, et qui nous rappellent l'enfance. Copies de chefs-d'oeuvre dont la puissance d'évocation ne se tarit jamais.

J'ai tout ça chez moi, bien sûr, et depuis quelques années, plutôt que le renouvellement permanent pour combattre l'ennui visuel, j'ai mis au point une autre technique qui consiste à enrichir chaque cadre par une série d'autres oeuvres dérivées. Je conserve donc la photo ou la repro, qui sert de point de germination et d'arborescence, et je lui adjoins des créations personnelles ou familiales, qui viendront la développer au cours des années. De la même façon que le Talmud offre une place essentielle aux commentaires et à l'exégèse des textes bibliques originels, je réfléchis bien modestement à la façon de faire grandir ce qui se trouve accroché à mes murs. 

Pour les photos des enfants, c'est la chronologie qui me sert de guide. Sur l'une on découvre le grand-père qui pose avec son petit-fils, devant l'école primaire où il a été élève dans les années trente. Sur la vignette qui sera bientôt collée à côté du cadre, on voit qu'avec le temps, le rapport des tailles s'est inversé. Pour une autre, prise en 2001 avec les quatre enfants assis sur le deck de la maison de Wellington, tout de rayures vêtus, j'ai promis d'organiser une séance photo tous les dix ans, chacun tentant de s'habiller à l'identique et d'adopter la même position: le cliché de 2011 accompagne désormais le premier, et la série continuera (en clin d'oeil à ce formidable projet du photographe Nicholas Nixon, qui avait pris une photo des quatre soeurs Brown, tous les ans pendant quarante ans).

De l'inversion des tailles entre le petit-fils et son aïeul

De l'inversion des tailles entre le petit-fils et son aïeul

Pour les tableaux de la maison, j'aime l'idée que chacun d'entre nous puisse créer quelque chose de neuf, inspiré(e) par le germe initial : un poème ou une chanson, une photo mise en scène, un pastiche voire une création furieusement neuve en écho à celle du départ.

Rooms by the sea est l'un des tableaux d'Hopper que je préfère. A ne pas confondre avec Sun in an empty room, qui clôt le fameux livre de Claude Esteban dont j'ai déjà parlé, et que j'avais choisi il y a quelques années pour une lecture à haute voix avec l'ami Yannis improvisant au piano (affichez-en une image sur votre écran en m'écoutant lire le beau texte imaginé par Esteban).

Rooms by the sea, mystérieuse peinture d'Hopper

Rooms by the sea, mystérieuse peinture d'Hopper

Rooms by the sea occupe une place de choix, sur une commode chinoise face à la grande baie vitrée qui donne sur le Pacifique. Ce que me raconte ce tableau change avec les années. Au départ, j'étais obsédé par le côté surréaliste de cette mer qui semble arriver au ras de la porte ouverte. Puis ce sont les trois âges de la vie de mon père que j'y ai retrouvé inscrits de gauche à droite, la vie active parfois encombrée, la retraite en route vers le dépouillement, et enfin le retour des cendres vers sa chère Méditerranée. Et puis il m'est arrivé de lire le tableau plutôt de la droite vers la gauche, démarrant par la matrice liquide, l'arrivée dans l'enfance simple et blanche, avant de déboucher dans le fatras de l'existence adulte. Quelques années plus tard, j'avais aussi inscrit au feutre, directement sur le tableau, des mots et sentiments inspirés par les volets du triptyque.

Mais c'est avec mon Vettriano que je viens d'avoir la plus belle surprise. Depuis quinze ans qu'il m'accompagne, j'ai bien dû imaginer des dizaines d'histoires derrière ce tableau du "majordome chantant" (The singing butler), savoir si le regard du danseur vers la femme de chambre cache quelque chose, se demander pourquoi ils sont venus danser là, sous la pluie et dans le vent, envisager deux ou trois chansons qui pourraient effectivement être entonnées par le majordome. J'avais proposé il y a quelques mois à mes deux enfants artistes de réfléchir à un tableau dérivé, de jouer à l'exercice dessiné préquelle/séquelle à partir de cette scène. Alice a dégainé la première, avec cette fascinante peinture à l'acrylique, où l'on voit un homme et une femme, de dos, assis dans une décapotable, garés dans un cinéma drive in et regardant un film montrant la scène de danse sur la plage. Les deux tableaux seront bientôt côte-à-côte dans mon salon, en attendant la contribution de mon autre artiste.

Le majordome chantant, de Vettriano, posé à côté de mon petit bronze de Ninomiya Kinjiro

Le majordome chantant, de Vettriano, posé à côté de mon petit bronze de Ninomiya Kinjiro

Drive in, en hommage au Singing Butler de Vettriano, par Alice P. (acrylique sur toile)

Drive in, en hommage au Singing Butler de Vettriano, par Alice P. (acrylique sur toile)