Basse intensité technologique

Dans le hall d'arrivée de l'aéroport de San Francisco, une effigie du maire Ed Lee annonce fièrement : "Bienvenue dans la capitale mondiale de l'innovation". Il aurait sans doute été plus juste, quoique moins concis, de dire : "dans la capitale mondiale de la conception et du financement de l'innovation". En effet, de la même façon que les Japonais, grands producteurs de motos pour le reste du monde n'en font eux-mêmes qu'un usage modéré, la population de San Francisco affiche une technophilie toute relative et distribuée de façon fort inégale.

Certaines parties de la population locale montent désormais plus rarement dans le carrousel effréné de l'innovation. Soit qu'elles ne puissent y accéder financièrement. Soit qu'elles trouvent plus chic de rester à l'ancien. Soit qu'elles dénoncent l'épuisement des ressources énergétiques et minières engendré par la folle course au neuf. Soit qu'elles rejoignent des mouvements qui enseignent comment maintenir et réparer les objets de notre quotidien. Soit qu'elles considèrent que leurs besoins fondamentaux sont déjà satisfaits par l'existant. Je me souviens d'avoir, il y a trente ans, visité un village amish en Pennsylvanie, et avoir été frappé par le discernement des habitants par rapport à l'absorption de technologies nouvelles : il s'agissait moins d'une technophobie butée et par défaut que d'une réflexion au cas par cas sur le bilan, notamment social, et les apports profonds d'un tel changement.

Vous vous demandez pourquoi votre lave-linge semble plus efficace à déchirer vos pantalons qu'à enlever les taches sur vos chemises? Tout simplement parce que l'engin à chargement vertical et muni d'une grosse vis sans fin fait penser aux baratteuses d'il y a un siècle. Vous vous demandez comment, au pays des roombas, un aspirateur-balai peut encore être aussi lourd, bruyant et asthmatique? Tout simplement parce que ce qui vous sert de mange-poussière semble tout droit sorti de Ma sorcière bien-aimée.

Il arrive qu'à la différence de l'électroménager certaines de ces survivances du passé dans nos habitats conservent un côté désuet et assez charmant. Le judas de la plupart des maisons de mon quartier n'est pas optique (oeilleton à lentille), encore moins électronique (visiophone), mais bien à l'ancienne, petite trappe en cuivre encastrée à même la porte d'entrée et que l'on ouvre pour découvrir le visage du visiteur, comme dans les tavernes d'antan. Et que dire du carillon 2 tons qui sert de sonnette : non pas un vulgaire boitier électronique plastique et sans fil, mais un véritable double tube encaissonné dans le mur et piloté par un électro-aimant, comme ces cloches tubulaires en laiton que l'on voit dans les orchestres et que le percussionniste fait tinter avec de petits marteaux. Cela me rappelle mes cours de lycée ("calculez la fréquence de la note, connaissant la longueur du tube") et pourrait passer pour un élégant ready-made.

Plus bas dans la rue, quelqu'un a décidé que les ouvre-portail électriques étaient décidément bien peu fiables et s'est donc construit une version manuelle, peu gourmande en énergie, et qui fonctionnera sans doute encore dans vingt ans.

Une solution low-tech durable et frugale en énergie pour l'ouverture de son portail

Une solution low-tech durable et frugale en énergie pour l'ouverture de son portail

Au pays des Teslas et des véhicules autonomes, j'ai aussi constaté avec surprise que les véhicules de police disposaient de l'équivalent d'un organe vestigial, une sorte de tige qui traverse le montant de la carrosserie au-dessus du rétroviseur et qui permet d'opérer manuellement depuis l'intérieur une torche puissante pour explorer la nuit, comme l'oeil roulant dans son orbite d'un gros caméléon. Pas de joystick servo-commandé depuis le tableau de bord, pilotant un phare directionnel de toit, non, juste cette sorte de perche à selfie, à poignée rotative pour diriger le faisceau, comme on l'aurait conçue sur un véhicule des années 70.

La torche panoptique et mécanique des véhicules de police

La torche panoptique et mécanique des véhicules de police

L'expatriation m'enseigne ceci : les villes et les pays ont une personnalité composite, complexe, difficile à encager. Vous pensez pouvoir saisir leur essence dans un cadre, mais il y a toujours quelque chose qui dépasse. Comme le quotient intellectuel qui dit si peu de la finesse d'une personne ou le produit intérieur brut du bien-être d'une nation. Tout peuplement humain est schizophrène, ambivalent, riche de ses contradictions. L'appétit pour la nouveauté et la technologie fait partie de ces dimensions délicates à appréhender. San Francisco est une ville qui produit beaucoup de neuf, en consomme certains fruits mais en dédaigne d'autres, une communauté qui métabolise l'innovation de façon différente de Paris ou de Pékin. Dans cette ville nourrie depuis un siècle par un étonnant mélange de technologies militaires, d'explorations débridées et de culture libertaro-contestataire, le point d'équilibre entre tradition et modernité est parfois bien délicat à repérer.

Derrière le tram à l'ancienne arrive le nouveau bus hybride

Derrière le tram à l'ancienne arrive le nouveau bus hybride

L'Exploratorium, le célébrissime espace de présentation de la science (impossible de le faire rentrer dans la catégorie des "musées"), longtemps dirigé par un Français, porte en lui cette dualité. Le bâtiment lui-même est furieusement technologique, qu'il s'agisse de la gestion de son autonomie énergétique ou de la façon dont il réagit aux tremblements de terre. Certaines de ses expositions font appel, on l'imagine, aux innovations numériques les plus pointues, parfois tout juste sorties des laboratoires académiques et des entreprises-licornes de la Silicon Valley. Mais cela n'efface pas ce côté "main à la pâte" et bidouille mécanique qui reste la marque de fabrique du lieu. Ici toutes les expos et les manips sont faites maison. Dans l'atelier géant installé au centre du bâtiment, ouvert aux regards de tous, on bricole, on met au point, on teste la robustesse avant de proposer au public.

A l'Exploratorium de San Francisco, l'atelier de fabrication est au centre du bâtiment, ouvert aux regards

A l'Exploratorium de San Francisco, l'atelier de fabrication est au centre du bâtiment, ouvert aux regards

L'exposition temporaire de ce début d'année, Curious contraptions (curieux engins), célèbre justement la beauté onirique des petits automates mécaniques de l'Anglais Paul Spooner. Les personnages de bois, articulés, prennent vie grâce à d'ingénieux assemblages de poulies, de cames, d'excentricités, de leviers, de cliquets, de bielles et de roues dentées. Un Anubis sculptural fait des séances d'abdominaux. Un chat replet et joyeux lape une flaque de lait empoisonné avant de s'effondrer. Un bricoleur maladroit frappe systématiquement à côté de son clou. Et des enfants agglutinés restent ébahis de longues minutes devant ces mécanismes apparemment si simples et d'une si poétique ingéniosité.

How to swim n°17 (Comment nager), de Matt Smith et Paul Spooner

How to swim n°17 (Comment nager), de Matt Smith et Paul Spooner

Poisoned milk (lait empoisonné), de Matt Smith et Paul Spooner

Poisoned milk (lait empoisonné), de Matt Smith et Paul Spooner