Métaphysique de la pente
Ah, tout ce folklore autour des pentes san-franciscaines! Les photos instagrammées de California Street, avec son ballet de funiculaires et sa perspective déjetée rappelant des scènes du film Inception. Les histoires de démarrage en côte pour ceux qui ont l’imprudence d’acheter une voiture à boîte manuelle. Les rues dont l’accès est interdit aux fauteuils roulants ou aux véhicules hors gabarit (vous aurez vu ces photos de limousines ou de bus scolaires, les roues en l’air, coincés sur le goudron par leur bas de caisse, comme de gros insectes piégés par le relief du terrain). Le stationnement avec les roues tournées vers le trottoir sous peine d’amende salée. Et bien sûr ces incroyables panoramas offerts sur la ville dès que l’on grimpe au haut d'une butte, en empruntant par exemple ces abruptes volées d'escaliers qui font le délice des joggeurs.
Si vous habitiez dans une ville intégralement peinte en rouge, dans une ville où un vent violent soufflerait en permanence, dans une ville totalement silencieuse, votre organisme s'ajusterait au bout de quelques mois. C'est un peu ce qui se passe ici avec les dénivelés. Le coeur et les muscles des jambes prennent l’habitude des angles et de l'effort, tandis que l’oeil met à jour son logiciel pour tenir compte de la nouvelle conformation visuelle de l’espace.
Etonnant de voir à quel point cette caractéristique de la ville peut générer comme contraintes (par exemple urbanistiques) et dans le même temps susciter d'usages innovants (par exemple sportifs).
Prenons le « jardin » qui occupe l’arrière de notre maison : inutilisable mais point inutile, puisqu’il sert d’espace-tampon avec les maisons de la rue du dessus, notamment en cas de tremblement de terre. Le défi consiste à prévenir et limiter l’érosion, décuplée par la raideur de la pente. Toutes les techniques sont bonnes : les filets, les enrochements, les restanques, les espèces végétales adaptées (surtout pas de grands arbres qui pourraient basculer et éventrer la toiture). Mais rien n’y fait : il nous faut de temps en temps évacuer de notre mini-terrasse des monticules de sable dégringolés du terrain et que j’avais pris, la première fois, pour les remontées d'excavation d'une formidable taupinière. Il existe un jardin public, le Seward Mini Park, qui a retourné ce déficit en avantage concurrentiel, en installant un double toboggan de béton qui serpente à flanc de pente et qui attire autant les adultes que les enfants.
N'oublions pas que si la Sutro Tower, avec sa silhouette grêle, sa taille pincée et sa coiffe à trois longues épines, domine San Francisco c'est aussi pour remédier à un effet des creux et bosses de la ville. D’une hauteur comparable à celle de notre Tour Eiffel, elle servait à diffuser un signal télé de meilleure qualité vers l'ensemble des foyers, qui, jusqu'à son érection, devaient se contenter d'une réception rendue aléatoire par l'ombrage électromagnétique. A une époque où nous consommons nos images sur d’autres écrans et par d’autres canaux, des associations militent depuis quelques années pour l’abattage de ce totem qui défigure l'horizon (tandis que d’autres luttent au contraire pour sauvegarder ce qu'ils considèrent comme l'une des signatures de la skyline de la ville).
Lorsqu'une cité propose une configuration qui appelle la vitesse (la pente, précurseur d'accélération), à quoi va immédiatement penser une jeunesse éprise de sensations fortes? A dévaler ses rues en skateboard et le plus rapidement possible bien sûr. Cela s'appelle le hill bombing, c'est évidemment interdit et dangereux (il faut prier que les roues ne se retrouvent pas dans un rail de tram, il faut calculer le phasage des feux pour franchir les intersections, et il faut espérer que personne ne sorte ses poubelles au moment où l'on surgit sur le trottoir) mais formidablement excitant. Les bus servent de remontées mécaniques, et une fois hissés sur les hauteurs, les bombers, transformés en skieurs de bitume, fendent la ville pour rejoindre le niveau de la mer. Si vous voulez connaître quelques-unes des stars locales de la discipline et jeter un oeil à leurs exploits, c'est par ici.
Je sais que certains d'entre vous qui aiment les choses chiffrées vont se demander "pentue, pentue, mais pentue à quel point?". Ce qui est étrange, déjà, c'est le peu de capacité qu'ont la plupart des humains à estimer correctement une pente. On se retrouve parfois dans des rues si abruptes qu'on se dirait volontiers qu'on doit être aux alentours de 45° (nb pour maman : c'est l'angle que tu obtiens quand tu plies un petit carré de papier le long de sa diagonale ...). Evidemment, on est loin du compte, et même les pistes noires les plus raides de la planète n'atteignent pas cette valeur. Non, les rues les plus pentues de San Francisco, que l'on retrouve dans le quartier de Bernal Heights, sont ... plus de deux fois moins pentues que cet angle de 45°. Petit rappel de collège : on mesure souvent les pentes non pas par leur angle en degrés mais plutôt par le rapport entre le dénivelé et la projection horizontale parcourue, tout cela exprimé sous forme d'un pourcentage que l'on retrouve sur les panneaux de signalisation. Un angle de 45° correspondrait ainsi une pente de 100%. Lorsque vous vous retrouvez au croisement des rues Prentiss et Powhattan, et que vous avez l'impression que la voiture ne pourra jamais grimper, eh bien vous êtes devant un gradient à 37% ce qui fait à peine un angle de 20° (soit une bonne piste bleue)!
Lorsque j'entends pente, je suis projeté systématiquement à rebours du temps, au début des années 80. Comme si ce bateau tractait derrière lui deux filins plongeant vers le passé, attachés à des souvenirs, et dont je voyais au loin ressortir les écailles luisantes.
La premier fil se tend vers les marches initiatiques de l'accès aux sciences. En physique et en mathématiques, la notion de pente, parfois déguisée, était partout et je sentais bien que je devais en avoir une compréhension intime, organique, si je voulais entrer dans le royaume. Je peinais, l'intuition me faisait souvent défaut, je me contentais alors de la répétition brute, dans l'espoir qu'un jour viendrait l'éclair. Sur des plans inclinés glissaient, roulaient, frottaient des cubes, des billes ou des skieurs. Il y était question de plusieurs formes d'énergie qui se transformaient l'une en l'autre au fur et à mesure qu'on dévalait ces pentes. Je savais énoncer ces choses, mais au fond, je n'y comprenais rien. En mathématiques c'était encore pire. Beaucoup de choses tournaient autour de cette question de la variation d'une quantité au cours du temps. Dérivées, tangentes, taux d'accroissement, trigonométrie. Mettre des chiffres sur le monde était une façon de parler le langage des variations spatiales et temporelles. La compréhension des mathématiques reposait donc sur le secret des pentes. Et là c'était pareil, même si la mécanique répétitive fonctionnait, la perception fine, subtile et intuitive m'était refusée. Au pied de ces pentes je suis donc resté. Allez, je ne résiste pas au plaisir de vous conseiller cette petite vidéo dans laquelle Walter Lewin, légendaire professeur de physique hollandais du MIT, devise autour des moments d'inertie et du dévalement de tubes sur un plan incliné (j'en retiens que si on est creux, eh bien on va moins vite).
Le second fil se déroule vers une caractéristique de la maison que nous habitions à cette époque : l'accès au garage se faisait par un plan fortement incliné, dallé de pierres plates que nous avions été chercher dans la garrigue, et se terminant par un angle inattendu au moment de passer la porte. Cette "pente du garage" a servi tout à la fois d'espace d'expression artistique et de court de tennis, mais aussi de rite de passage pour les jeunes conducteurs (rentrer une voiture sans caler, sans laisser toute la gomme sur la pierre et sans rayer les flancs). Mais cette pente a surtout marqué ma vie, pour toujours, par son rôle de seuil, de rampe de lancement, de mini-scène de théâtre. J'y ai vécu ou observé des déclarations, des ruptures et des embrassades, des annonces de maladies et de naissances, de grands départs vers la haute mer de la vie adulte. Lors de mon dernier passage, je me suis rendu compte que, comme moi, la pente avait vieilli. Le béton commence à se fissurer et entre les pierres fendues poussent ça et là quelques herbes. Le mistral avait fait tomber un petit pot de verre qui devait se trouver à l'étage sur le rebord de la fenêtre, et en rassemblant les tessons je n'ai pu m'empêcher de penser à cette tradition du verre brisé dans les mariages juifs. Que la vie heureuse sera parfois teintée d'événements tragiques. Qu'il y a des moments de bascule dans l'existence, après lesquels rien ne sera jamais plus vraiment comme avant.
En déambulant le long des rues escarpées de San Francisco, parfois tout cela me revient à la mémoire, et l'idée que peut-être, au bout d'une vie, en mettant bout à bout tous ces petits points qui dessinent une courbe complexe, une arabesque pleine d'inflexions, de rebroussements et de pentes plus ou moins raides, poussant vers le haut ou plongeant vers le bas, on viendra mesurer la surface sous cette enveloppe, et c'est cette subtile pesée qu'au dernier moment nous emporterons avec nous.