Thanatos et fils, entreprise de déménagement
Là-bas, un gros homme moustachu sanglote, un genou à terre et la main posée sur une petite stèle en pierre. Je n'ose m'approcher de peur de perturber ce moment. Il pleut sur Colma. Aussi loin que porte le regard, par-delà même les murs d'enceinte, on distingue des alignements de croix et de mausolées. Je marche dans cette section du cimetière Holy Cross qui a été réservée aux enfants. Pour je ne sais quelle raison, je suis venu y chercher la tombe d'un jeune homme qui portait exactement le même nom que moi et qui a disparu en 1983. Le garde m'a pourtant bien indiqué la rangée et l'emplacement, mais je ne trouve rien à l'endroit prévu. Alors que la pluie redouble, un autre employé vient m'en expliquer la raison. Ce garçon que je cherche ("êtes-vous de sa famille?" me demande-t-on, "en quelque sorte" réponds-je), repose bien sous l'herbe, là, mais aucune sépulture ni trace de son nom, car cet enfant était sans doute d'une famille pauvre qui n'avait pas de quoi payer une plaque. Voilà. Et pour chaque emplacement de cette rangée d'herbe vide, il y a là un gamin dont les registres gardent la trace et l'endroit précis d'inhumation, mais rendu anonyme par la pauvreté. Sur un marbre de la rangée suivante, un angelot aux couleurs pâles monte bien sagement la garde et surveille le repos de mon petit homonyme. En remontant lentement les années en direction des premières travées, je tombe sur la mémoire gravée de cet autre enfant, dont les parents avaient eux probablement un peu d'argent, une courte vie d'à peine trois ans, à un siècle de distance.
Mais alors ce petit Francisco-là était-il donc de Colma, pour qu'il ait été enterré ici? Sans doute que non, mais dès le début du vingtième siècle, la ville de San Francisco avait déjà décidé de ne plus accueillir ses propres morts sur son précieux territoire. Si vous voulez comprendre ce qui s'est passé, accompagnez-moi pour un rapide voyage dans le temps, qui commence avec la ruée vers l'or et que j'ai choisi de vidéo-dessiner.
Demandez aujourd'hui à un habitué du quartier des affaires s'il sait sur quoi reposent les fondations du gratte-ciel dans lequel est perché son bureau : "oui, oui, c'est du remblai avec les restes des bateaux des chercheurs d'or, ils les faisaient couler là exprès pour gagner un peu de terrain sur la mer". Demandez-lui maintenant s'il sait ce qui repose en-dessous de certains lieux où il va se détendre ou se cultiver le dimanche, et je vous parie qu'il ignorera qu'il y marche juste au-dessus des restes des chercheurs d'or eux-mêmes.
Prenons l'exemple du Musée de la Légion d'Honneur, réplique de celui de Paris et que j'évoque brièvement dans la vidéo. Lorsque les conservateurs décident dans les années 90 d'excaver sous le bâtiment pour y construire de nouvelles galeries d'exposition et pour renforcer les soubassements malmenés par le récent tremblement de terre, ils savent qu'ils risquent d'y trouver quelques cercueils. Ils ne se doutent pas qu'à l'époque du cimetière du Golden Gate, le transfert des restes vers Colma a probablement été bâclé. Résultat : à chaque coup de pioche, les ouvriers tombent sur un os, littéralement. Le photographe Richard Barnes a documenté cet épisode dans une série saisissante rassemblée sous le titre Still Rooms and Excavations. Dans les salles du musée, on s'affairait autour des oeuvres, notamment la statuaire humaine que l'on installait à grand soin dans des caissons sur mesure pour les déménager un peu plus loin. Quelques mètres en contrebas, dans le même temps, des ossements humains rejoignaient des boites en carton, avec des précautions et une attention évidemment moins grandes. Richard m'a confié que ce contraste de traitement l'avait frappé, et que la nécessité d'achever rapidement les travaux de reconstruction avait conduit à laisser sur place pas mal d'ossements, désormais semi-enfouis dans les fondations bétonnées du musée.
Lorsqu'avant la dernière guerre tous ces ossements des cinq cimetières avaient été déplacés vers le sud de la ville, qu'était-il advenu des plaques, des dalles, des stèles, des mausolées? Bien sûr, même si c'était plus difficile à transporter qu'un bijou chapardé dans un cercueil, la population avait dû venir se servir en matériaux de construction. Mais c'est surtout la ville elle-même qui a recyclé toutes ces pierres déjà taillées et d'une dureté à l'épreuve du temps. Lorsqu'on se promène dans les parcs du quartier Richmond, ou autour du golf qui jouxte la Légion d'Honneur, il n'est pas rare de repérer des noms, des dates ou des croix gravées au flanc des murs ou sur le pavé. Quant aux enrochements qui protègent de l'érosion la plage d'Ocean Beach et la Marina, pas besoin de beaucoup d'entrainement pour y déceler aussi des tronçons de colonnes et des morceaux de pierres tombales.
On peut se demander ce que feront les futures générations d'hyper-urbains avec leurs dépouilles et si elles conserveront des lieux d'inhumation. Que se passera-t-il lorsqu'à Colma également on décidera de valoriser toute cette réserve foncière, aux portes de San Francisco? Depuis quarante ans, Alcor propose à ses clients une solution de cryoconservation. Juste après le décès, les fluides du corps sont remplacés par une sorte d'antigel, pour éviter que les cristaux de glace détruisent l'intérieur des cellules, et hop vous passez au congélateur pour des années, en attendant que la médecine ait progressé et qu'un jour on puisse réparer (ou remplacer) vos organes. C'est exactement la méthode qu'utilisent les grenouilles pour ne pas mourir de froid l'hiver, sécrétant du glycérol et se laissant transformer en cailloux gelés pour se réveiller tranquillement au printemps. Autre solution, tout aussi coûteuse et proposée par Elysium Space : envoyer vos cendres dans l'espace, soit en orbite autour de la Terre avec la perspective, au bout de quelques révolutions, de réentrer dans l'atmosphère et de se transformer en étoile filante, soit carrément sur la surface de la Lune. Je ne doute pas que des solutions pour emporter vos restes sur Mars seront bientôt proposées. Plus doux et plus local, Better place forests s'ingénie à remplacer les cimetières par des forêts privées, sanctuarisées, dans lesquelles des arbres feront office de tombes, accueillant les cendres des défunts.
Mon ami l'artiste Elie Cristiani a de son côté imaginé ce qu'il appelle des biolithes, hybrides de vie organique et de minéralité. A leur propos, Jean-Luc Nancy a écrit un texte magnifique sur cette idée de "joaillerie nécrolithique", de "bijoux de coalescence fondue". A partir des cendres d'un corps, de la poésie que son regard sculpte dans le monde et des pratiques de feu des alchimistes verriers, Elie vous transformera en une roche douce, capable de se dissoudre dans l'eau au bout de quelques mois, ou bien en une concrétion indestructible, éternelle, en un éclat de votre lave refroidie.
Remerciements particuliers à Richard Barnes, pour l'autorisation d'utiliser ses photographies et pour le cadeau du livre de l'exposition, ainsi qu'à Trina Lopez, professeure de cinéma au City College de San Francisco et réalisatrice en 2004 d'un excellent documentaire consacré au transfert des cimetières de San Francisco vers Colma (A second final rest : the history of San Francisco's lost cemeteries), qui m'a renseigné sur plusieurs détails de cet épisode de la ville.