Avant-poste de la nébulisation
- T'avais entendu que Bauman était mort?
- C'est qui ça, Bauman?
- Tu sais, c'est ce Polonais qui vivait en Angleterre et qui a écrit des bouquins sur la société liquide. En gros il pensait que ce qui caractérisait notre époque c'était l'éphémère. L'amitié et l'amour, le boulot, les lieux de vie, les passions et les opinions. Tout ça devenait super fluide.
- Moi je pense que ça a toujours été comme ça, même si les gens allaient moins loin, ils se baladaient quand même, et puis leurs attachements ne duraient pas forcément toute la vie.
- Oui, mais il existait quand même certains liens indéfectibles, pour un boulot ou pour un clan. Pas toujours pour les bonnes raisons d'ailleurs. Bauman pensait qu'on avait franchi un cap. Dans un liquide, les atomes s'attirent mollement, se dansent autour quelques instants, et hop, ils sont emportés par le flot. Rien de trop durable.
- Tu as l'air de penser que c'est moins bien que si les choses étaient dures et figées. Moi je me dis qu'heureusement que les liquides sont là. Un être vivant sans rien qui coule à l'intérieur, ça ne fonctionnerait pas, je t'apprends rien. Donc vive le liquide!
- Sans doute. Mais bon, regarde ce qui se passe ici avec l'emploi par exemple. Tu bosses chez Machin depuis six mois, et les gars d'en face te proposent des conditions un peu meilleures, tu fais quoi, eh bien tu y vas. Fluidité du marché du travail, comme on dit. Dans plein de boites, il n'y a même plus de bureaux attribués, on s'installe à un poste de travail disponible en fonction de l'heure à laquelle on arrive. Comment tu crées un affectio societatis dans ces conditions, un esprit d'équipe et de fidélité? T'imagines un club de foot qui changerait ses joueurs tous les ans, ou un pays où la citoyenneté serait à durée limitée?
- Ah oui, d'ailleurs chez nous à Google on reste en moyenne un an avant de partir bosser ailleurs. En même temps le corps humain change toutes ses cellules environ tous les sept ans et ça fonctionne quand même bien, non?
- Peut-être que c'est parce que nos composants à nous ça s'use vite, j'en sais rien moi, et puis en plus je suis pas sûr que ce soit la collection de nos cellules qui fasse notre personnalité, c'est probablement autre chose, mais bon, c'est pas le sujet. Je suis d'accord avec toi sur le fait qu'une société liquide ça peut ne pas être si mal si on sait la piloter. Mais ce qui commence à m'inquiéter un peu c'est que je crois qu'on est déjà en train de passer à l'étape d'après.
- L'étape d'après, tu veux dire quoi?
- Ben quand t'as un liquide et que tu continues à lui mettre de l'énergie aux fesses, tu finis par avoir un gaz. Et là c'est plus la même histoire, parce que c'est encore moins contrôlable, que ça peut même péter et qu'en plus c'est souvent invisible. Et là j'ai l'impression que nos villes deviennent petit à petit gazeuses.
- Je vois ce que tu veux dire. C'est même plus que les gens restent six mois dans un job, c'est que certains sont écartelés entre de multiples activités, à l'heure ou à la tâche, ponctuellement et sans affiliations ni protections. Tu sais quoi, ça me fait penser aux pop-ups qui se répandent dans des tas de domaines depuis quelques années.
- Ces endroits où pendant quelques jours on vend des surplus de marques de fringues et ensuite, hop, ça disparaît?
- Oui, il y a ça bien sûr, ces boutiques éphémères de mode, mais le pop-up est en train de se répandre dans plein d'autres domaines. Tu veux aller écouter un groupe local qui se produit ce soir dans le salon d'un inconnu, tu peux. Tu veux tester la cuisine végétalienne d'un jeune chef qui n'a pas encore son restau, tu peux. Du coup il y a de plus en plus d'emplacements commerciaux à San Francisco qui ne sont plus occupés par des boutiques classiques, mais qui changent d'enseigne toutes les semaines, au gré du pop-up : ce soir tu peux y manger, dans trois jours ce sera une galerie d'art ou un coiffeur ambulant, et dans deux semaines on y vendra des chapeaux.
- C'est marrant comme idée, mais je me demande si ça marche vraiment. Même si je sais bien que les communautés d'intérêt qui sont ciblées par ce concept se forment sur les réseaux sociaux et se retrouvent ensuite dans ces lieux improvisés et fugaces. Ce que je trouve séduisant c'est quand il y a un vrai élément de surprise, qu'une fenêtre s'ouvre et se referme sur un moment magique, comme quand les Beatles avaient improvisé leur dernier concert sur le toit d'un bâtiment de Londres en 1966. T'imagines la tête des voisins et des gens dans la rue?
- Bon sang, j'aurais tellement aimé passer par là ce jour-là! Je crois que ce qui fait que le pop-up est en train de grignoter San Francisco, c'est que ça correspond bien à plusieurs choses de la culture de la ville en ce moment. D'abord ça permet de tester une idée de business rapidement, sans trop d'engagement ni de risque, pour voir si le public mord. Et puis il y a cette fascination pour la rentabilisation des capacités excédentaires et non-utilisées par les propriétaires. Quelqu'un utilise ta bagnole ou ton salon aux moments où tu t'en sers pas, ben là c'est pareil. Tiens par exemple je me demande pourquoi personne n'a jamais pensé à utiliser les immenses surfaces des collèges et lycées, inoccupées le soir et les week-ends? Et enfin tu sais bien qu'on vit ici dans la capitale de l'innovation, du coup les pop-ups permettent de faire surgir de l'étonnant et du secret, une forme de rareté contrôlée que l'on pourrait croire réservée à quelques initiés.
- Mais quand même, autant la ville liquide semble avoir des avantages, autant quand ça devient gazeux, on arrive dans des modes de fonctionnement un peu dangereux je trouve. Plus vraiment possible de développer des ancrages. La ville est comme explosée en une infinité de petites bulles devenue folles de vitesse et qui éclatent après quelques secondes. Pop. Comme si on avait vaporisé la plupart des activités humaines. Tu sais, ça me rappelle un beau petit livre d'Yves Michaud qui s'appelle "L'art à l'état gazeux", où il dit en gros que les oeuvres d'art, autrefois rares et confinées dans des lieux d'exposition, ont cédé la place à une nébulisation de l'esthétique dans tous les recoins de notre vie quotidienne, du design à la mode en passant par la publicité. Que l'art a éclaté, comme une supernova, et qu'il s'est désormais niché dans d'infimes et infinies poches de notre quotidien.
- Ca nous ramène à nos cours de physique d'il y a longtemps, tout ça. Tu te rappelles de ces diagrammes de phase? Pour passer du liquide au gaz, c'est soit la casserole d'eau qui bout, soit la bouteille d'eau pétillante qu'on débouche. L'ébullition (on monte la température) ou la cavitation (on fait chuter la pression). Et je vois que dans nos villes et nos sociétés en ce moment les deux phénomènes sont à l'oeuvre. L'agitation monte et la dépression s'installe. Des bulles se forment dans le liquide, à des endroits qu'on a bien du mal à prévoir, soudain plus nombreuses et plus vigoureuses.
- Oui, oui, je m'en souviens aussi. Mais c'est pas grave pour le moment, car on nous a aussi appris que ces transformations sont réversibles, non? Ta société gazeuse, si tu changes les conditions, elle peut toujours redevenir liquide à certains moments, et même solide par endroits. Nos futurs dirigeants devront avoir le goût de la thermodynamique! Ce qui m'inquiète par contre, c'est le risque que nous courons tous actuellement d'atteindre le dernier stade de la matière...
- Ah bon, il y avait autre chose après le gaz?
- Ouais mon gars, il reste un dernier stade, et celui-là, si nos sociétés s'en approchent, rien ne sera jamais plus pareil et on ne pourra plus revenir en arrière. Si on continue à nous chauffer, de gaz nous deviendrons plasmas. Ivres d'accélération. Et surtout, des morceaux de nos personnalités, de ce qui fait de nous des êtres humains, nous auront été arrachés irrémédiablement. Le plasma c'est ça, c'est tellement agité que la matière ne parvient plus à garder son intégrité. Pour l'instant nous avons encore le choix, mais demain?