Douzième avenue
A la différence d'autres quartiers, le Sunset, qui occupe l'ouest de la ville et s'étend jusqu'au Pacifique, affiche une déprimante régularité géométrique. Monotonie de la hauteur (pas de buildings) et perfection du quadrillage (les blocs se répètent tous les 100m le long des rues, tous les 200m suivant les avenues), comme un immense jeu de casse-briques qui attendrait l'arrivée de la première bille. Au lieu de générer l'ennui, cette combinaison de rectitude et de répétition agit chez moi comme un aiguiseur de curiosité. Suivre une ligne sans se poser de question, en pilote automatique, libère et exhausse mon sens de l'observation. De grands explorateurs ont navigué/volé/conduit en suivant aussi fidèlement que possible le trait d'un tropique. Des poètes marcheurs ont longé à pied un bout de méridien, ou une diagonale à travers notre pays. Avec à chaque fois la même sensation d'une contrainte libératrice.
Je me suis donc laissé glisser le long de l'avenue la plus proche de la maison, la 12ème, en me disant que je n'étais jamais remonté à sa source, ni ne savais exactement jusqu'où elle se prolongeait au sud.
La numérotation des bâtiments est, dans la plupart des villes américaines, guidée par un principe simple : au changement de bloc à la prochaine intersection, vous commencez une nouvelle centaine. Imaginons deux situations extrêmes : dans un quartier où les maisons seraient tassées, étroites et mitoyennes, avec parfois 2 appartements se partageant la même maison, la centaine d'étiquettes y suffira à peine, obligeant parfois à dédoubler un même numéro en lui adjoignant une lettre; dans un quartier plus aéré, avec des maisons plus vastes entourées de jardins, on pourra au contraire n'avoir qu'une dizaine de maisons le long de chaque côté du bloc, laissant inutilisés un grand nombre de numéros.
Dans ce principe de numérotation de l'espace, je ne peux m'empêcher de voir un écho temporel : traverser la rue vous fait basculer dans un nouveau siècle, et ainsi de suite, croisement après croisement. Cela me rappelle ces frises chronologiques que nous dessinions à l'école et sur lesquelles on venait épingler des événements de notre histoire nationale. Il paraît que nos grands réformateurs pédagogiques ont fait subir à cette forme de représentation le même sort qu'ils ont réservé au calcul mental, à la lecture syllabique ou à la grammaire, imaginant que les savoirs s'apprivoisent sans structure, par simple mise en présence de concepts thématisés. La métrique historique que crée en nous l'ancrage chronologique me semble pourtant indispensable, en tendant dans notre esprit une longue corde à linge sur laquelle on viendra suspendre de futures références.
Dans le filet que j'ai tracté le long des huit premiers siècles de l'avenue, je remonte quelques menues pépites. Au croisement de la rue Anza, je découvre une église orthodoxe russe, avec son fier bulbe bleu surmonté de la croix byzantine. En face, se tient un couple de jumelles, qu'on imagine strictement identiques à une époque, et puis l'une a décidé de se choisir un style propre, abandonnant sa couleur et arrachant sa moulure, mais cela ne trompe pas et la gémellité vous saute encore à la figure. Un peu plus haut se tient une étrange maison terreuse, fleur vénéneuse fanée derrière ses grilles, un toit d'inspiration chinoise supporté par de fausses colonnes ioniques. On l'imagine bâtie puis abandonnée par un constructeur Frankenstein qui n'aurait disposé que de matériaux disparates. Au n°732, je suis tenté de sonner pour demander si par hasard le locataire ne s'appellerait pas Martel ou bien Poitiers.
L'avenue s'interrompt en butant sur le Golden Gate Park, sur une distance d'environ quatre blocs qui couvrent le coeur du Moyen Âge. J'essaie pourtant de garder mon cap, ce qui m'oblige à sortir des chemins balisés pour les promeneurs. A l'intérieur de l'enclave du Jardin botanique, je trace aussi droit que possible, traversant les plantations d'espèces allogènes en pensant aux monastères du 10ème siècle qui, en Europe, avaient rassemblé les trésors de la culture antique afin de les préserver de la dispersion ou de la destruction.
Lorsque je retrouve le goudron de mon avenue, je découvre (comment avais-je pu ne jamais la remarquer, j'y suis passé tant de fois?), au début de la Renaissance, une "cabane d'artistes" ornée d'une silhouette de hachette couleur beurre. Je repense à la phrase de Kafka qui disait que les livres étaient des haches chargées de briser la mer gelée en nous. Les créateurs du quartier viennent s'y retrouver régulièrement pour imaginer et exposer de nouvelles façons de lutter contre la glace qui menace, plus que jamais, de nous enserrer.
La pente s'accentue, les siècles progressent, quand soudain, à quelques coudées de la maison où je vis, l'avenue s'interrompt à nouveau au niveau de deux maisons d'architecte, récemment sorties de terre, et dont la dernière porte le n°1762. Et puis plus rien. Comme si le fleuve Noriega (notre rue) avait avalé son affluent. Comme si la 12ème continuait à courir secrètement sous la colline, réservant ses numéros à un peuple d'hommes-taupes. Exit la Prise de la Bastille et la décapitation de Danton. Exit aussi, je le découvre en contournant notre promontoire, tout mon cher 19ème siècle scientifique et son histoire de l'électricité. Et puis l'avenue se décide à refaire surface un bloc plus loin, alors qu'on ne l'attend plus, en nous proposant un tronçon étrange, à la numérotation clairsemée, comme si en traversant la butte elle avait modifié sa personnalité. D'un côté de la rue, les numéros sautent de dix en dix, de l'autre les maisons contiguës sont distantes de huit unités.
Il y a une douzaine d'années, j'avais consacré dix-huit mois de ma vie à un projet qui me tenait à coeur : écrire un almanach d'histoire des sciences à destination des enfants, chaque jour se proposant de raconter une découverte majeure ou une invention géniale, dont la date anniversaire correspondait au jour en question. Dans les boites à lettres de quelques riverains du 20ème siècle, j'ai glissé la traduction d'une page en lien avec "leur" année. Au 1900, j'ai parlé de Freud qui a psychanalysé sa première (et très jeune) patiente, Dora, un 14 octobre. Au 1920, de la révélation nocturne de Banting un 31 octobre, qui comprit comment extraire l'insuline du pancréas d'un chien pour enfin soulager le diabète chez l'homme. Mais c'est au 1931, en face, que la congruence me séduit le plus : le 2 décembre de cette année-là, de l'autre côté de la baie sur le campus de Berkeley, Ernest Lawrence réussit pour la première fois à faire marcher son cyclotron. Il ne s'agit pas d'un vélomoteur du futur, plutôt d'une sorte de hamburger de métal qui combine intelligemment l'électricité et le magnétisme pour accélérer des particules. Ca sert notamment à détruire des tumeurs ou à comprendre l'univers. L'illustration originale qu'en fit ma fille Alice me ravit. On y voit Lawrence grandir (en énergie), chevauchant des montures animales de plus en plus rapides, tournant, tournant dans son cyclotron, jusqu'à sortir de l'engin, gavé de puissance. Le principe en est brillamment simple et fait écho à la façon dont nos vies se déroulent, des moments où l'on tourne en rond apparemment sans but, suivis d'autres où l'on file droit devant en prenant du vent dans les voiles, avant qu'un jour nous soyons enfin prêts à livrer notre opus magnum.
Arrivé à l'an 2090, la voie stoppe à ras d'un belvédère pour reprendre quelques mètres en contrebas, ouvrant sur un 22ème siècle sage et fade. Après un dernier hiatus d'un bloc, pour faire place à un nouveau parc à flanc de coteau, on parcourt une ultime tranche jusqu'au n°2399, point final de cette douzième avenue qui m'est désormais un peu plus familière et dont j'aurai arpenté l'intégralité du cours.