Carré, boîte, nid, pomme, bande

Une des choses qui me frappent lorsque je conduis le long de l'autoroute 101 (ça ne s'invente pas, c'est du binaire), entre San Francisco et le sud de la Silicon Valley, c'est moins la quantité de panneaux publicitaires qui vantent telle ou telle entreprise de technologie que la grande simplicité des noms de marque choisis par ces entreprises. Prenez Nest par exemple : ils proposent des thermostats intelligents, des capteurs de fumée ou des caméras de surveillance pour que notre nid domestique soit confortable, frugal et sécurisé. Ils auraient très bien pu se trouver un nom alambiqué et au sens cryptique pour décrire leur activité, ou bien encore inventer un nom improbable sans équivalent dans le vocabulaire commun. De la même façon que leur produit masque sa complexité derrière une interface ultra-simple, ils ont préféré un nom court et générique : "nid".

Un nom simple pour un objet technologique qui ne l'est pas moins (le thermostat intelligent de l'entreprise Nest)

Un nom simple pour un objet technologique qui ne l'est pas moins (le thermostat intelligent de l'entreprise Nest)

Nombreuses sont les entreprises innovantes de la région qui ont opté pour une raison sociale qui se trouverait dans un dictionnaire pour enfants. L'un des leaders du stockage à distance et du partage sécurisé de fichiers s'appelle box (boite). Deux des entreprises les plus véloces dans le domaine des moyens de paiement se sont nommées respectivement square (carré) et stripe (bande). Je me suis amusé à parcourir la liste des startups accueillies par YCombinator, le plus célèbre accélérateur de jeunes pousses de la Silicon Valley, pour savoir si ma théorie tenait. C'est bien simple, un bon tiers des marques sont des noms communs, si possible de deux syllabes, dont voici un petit florilège : clever (astucieux), segment (segment), twitch (tic), genius (génie), tilt (inclinaison), penny (centime), origin (origine), pilot (pilote), fabric (tissu), et même ... joy (joie).

Pourquoi vous appeler autrement que trip (voyage) lorsque c'est exactement le service que vous proposez?

Pourquoi vous appeler autrement que trip (voyage) lorsque c'est exactement le service que vous proposez?

Vous craignez qu'en choisissant une appellation commune trop simple les recherches pour vous trouver sur le web soient noyées au milieu des requêtes pour le mot générique correspondant? Tapez windows dans un moteur de recherche et je vous parie que la première page affichera davantage de références à Microsoft qu'à l'installateur de fenêtres du coin. Vous vous dites que d'autres boites ont sûrement choisi le même nom, certes pas dans la même classe d'activités (sinon on ne vous aurait pas autorisé à le prendre pour la vôtre), et que le jour où vous deviendrez une entreprise globale, vous serez obligés de renommer votre filiale pour aller sur ce créneau? Rassurez-vous, ce jour-là vous pourrez sans doute négocier ça avec celui qui était là avant vous, moyennant une compensation financière. Pensez par exemple à ce qui s'est passé lorsque Apple, a déboulé dans le monde de la musique (et que ce nom était également pris par la boite de production des Beatles).

L'abribus fait la réclame de method (méthode), une marque de détergents respectueux de l'environnement et, de l'autre côté de la rue, on distingue la boutique d'un opticien qui s'appelle see (voir).

L'abribus fait la réclame de method (méthode), une marque de détergents respectueux de l'environnement et, de l'autre côté de la rue, on distingue la boutique d'un opticien qui s'appelle see (voir).

Nos pépites technologiques françaises s'appellent aujourd'hui sigfox, blablacar, criteo, withings, parrot, scality ou algolia, et un certain nombre de nos grandes entreprises ont été renommées, au gré des fusions et des changements de périmètres d'activités, en utilisant des logatomes (noms inventés, qui sonnent bien mais qui ne veulent rien dire) ou des références à la culture gréco-latine (Vinci, Veolia, Valeo, Thalès, Iliad, Tereos, Arkema ou Vivendi). Dans le passé, la tradition de nommage pour nos entreprises était pourtant bien différente, puisque la plupart étaient soit patronymiques (Peugeot ou Michelin), soit toponymiques (Saint-Gobain ou Evian), soit descriptives du métier (SEB : Société d'Emboutissage de Bourgogne ou SNCF : Société Nationale des Chemins de Fer). Vous aurez compris où va ma préférence, tant nous gaspillons là un formidable canal d'influence linguistique.

Je n'ignore évidemment rien des raisons qui conduisent nos jeunes pousses technologiques à se choisir des noms anglo-saxons ou de pures inventions prononçables dans le maximum de langues de la planète. La double idée sous-jacente consiste à s'afficher d'emblée avec l'ambition d'un marché mondialisé, et de montrer par l'innovation-même dans son nom de marque que l'on s'affranchit du passé. Je trouve ces raisons peu convaincantes et il est fort probable que le jour où vous aborderez le marché chinois, il vous faudra retordre votre marque, souvent avec une transcription phonétique approximative, pour siniser votre nom en idéogrammes. Pourquoi seules les marques françaises du luxe, de la gastronomie et de l'art de vivre continuent-elles à porter fièrement notre langue au coeur de leur appellation? Les Américains n'ont-ils pas des automobiles aux noms de Cadillac ou Chevrolet? Et puis Johnny Halliday, malgré son nom (de scène), n'a pas fait de carrière américaine, à la différence de Marion Cotillard. Au moment où la France s'apprête à inaugurer à Paris le plus grand nid de startups du monde (un millier de pioupious qui seront accueillis à bord de Station F, dans le 13ème arrondissement), n'y aurait-il pas là l'occasion d'un sursaut linguistique? A une époque, les Japonais avaient eux aussi nommé (ou renommé) certaines de leurs entreprises pour "sonner international", de Sharp à Panasonic, en passant par Canon et Sony. Quel plaisir, pourtant, lorsqu'un nom vernaculaire charrie du sens en provenance d'une autre culture, en découvrant par exemple qu'en japonais Mitsubishi signifie "trois diamants", ce qui se reflète dans son logo.

N'en déplaise à un ancien président américain, le vocable entrepreneur est bien un mot français, plus vivant que jamais

N'en déplaise à un ancien président américain, le vocable entrepreneur est bien un mot français, plus vivant que jamais

Certaines de nos institutions et de nos organes de défense de la langue française continuent à se battre pour tenter d'imposer par le haut l'usage de mots de l'informatique traduits en français. Dans la plupart des cas, ce vocabulaire est déjà tellement enkysté dans notre pratique qu'il parait illusoire d'espérer un revirement. Qui utilisera l'improbable mot-valise "pourriciel" pour parler de certains virus ou logiciels malveillants? Qui osera la traduction littérale un peu désuète et pourtant recommandée d'"arrière-guichet" pour évoquer le back office? Quoique parfois utile, cet exercice linguistique protectionniste pourrait être largement complété d'un volet de rayonnement offensif, en encourageant notamment nos jeunes talents à piocher dans le français pour leurs noms de sociétés et leurs slogans. 

On m'a récemment conté une bien belle histoire. Il semblerait qu'à une époque, en Mongolie, la tradition voulait qu'à la naissance on reçoive un nom aléatoire et un peu dérisoire (par exemple « piquet de tente »), jusqu'au jour où, ayant révélé son vrai caractère ou accompli quelque chose de mémorable, on vous octroyait le nom définitif et accordé à vos talents ("celui qui a abattu l'aigle gris"). J'imagine que les jeunes entreprises innovantes, une fois la maturité atteinte et leur marché bien ciblé, se chercheraient alors un nouveau nom dans leur langue, évocateur et court. Tenez, prenez cette jolie idée grenobloise de proposer un kiosque qui délivre une microfiction imprimée aux personnes qui attendent un train sur un quai ou un conseiller à la banque. Pourquoi avoir choisi de l'appeler Short Edition? Je n'aurais pourtant pas hésité à la baptiser plutôt Fabliau, en clin d'oeil à une tradition européenne du Moyen Age, redonnant vie à ce beau mot français, comme les ressusciteurs actuels de vieilles semences le font pour les légumes oubliés.

Remerciements à deux grands manieurs de noms pour les entreprises, druides de la langue française, Jean-Philippe Hermand (qui m'a raconté cette tradition mongole et m'a éclairé sur les logatomes, www.enzao.com) et Philippe Franck (qui aiguille ses clients dans les arcanes des noms de domaines, www.domainium.fr)