Docteurs de la peste
Enfants, notre capacité à la paréidolie nous faisait imaginer des contours cartographiques dans les motifs de la tapisserie et des profils de visages dans la silhouette des montagnes. C'est dans le carrelage de ma salle de bains que chaque matin je me retrouve sous le regard sévère d'une sorte d'oiseau bossu, à tête claire et au long bec courbé. J'ai mis des mois à comprendre à quoi cette forme me faisait penser. Non pas à ces kiwis (je ne parle pas du fruit) que nous observions en Nouvelle-Zélande et dont le rostre sert à fouir et à renifler un possible repas sous la terre. Non pas à ces légumes violacés que je découvre parfois dans mon frigo, dont la chair fade m'écoeure et dont la racine ferait concurrence au nez de Pinocchio. Non, ce que je vois plutôt dans ma cabine de douche c'est un masque de docteur de la peste.
Pendant des siècles, la peste aura été l'un des fléaux les plus redoutés, et les grandes épidémies depuis le Moyen Âge jusqu'au 18ème siècle ont fait des dizaines de millions de morts à travers l'Europe. A ces époques-là, on pensait volontiers qu'il s'agissait d'une punition divine et que les rats, dont la population soudain décuplait et s'entredévorait dans les villes, n'en étaient que le signe annonciateur. On se figurait aussi que le germe infectieux de la maladie se transmettait par des miasmes qui circulaient dans l'air. C'est ce qui conduisait les docteurs à se protéger en se recouvrant le visage d'un masque muni d'un long appendice nasal, que l'on remplissait de substances détoxifiantes et d'herbes aromatiques censées faire barrière à la contamination. Ils portaient également une longue robe et un chapeau couvrant à larges bord, manipulant même les malades du bout d'une canne. Aujourd'hui des versions classiques de cet étrange masque se retrouvent dans la tradition carnavalesque vénitienne, ou dans l'univers steampunk, en cuir clouté ou métal garni d'engrenages, rappelant l'atmosphère des films de Jeunet et Caro.
Quand à la fin du 19ème siècle une nouvelle pandémie de peste se déclare à Honk-Kong, nul doute qu'avec l'explosion des échanges commerciaux par voie maritime elle va finir par débarquer en Californie. 1900 marque l'année du rat dans l'astrologie chinoise et malgré les mesures de quarantaine mises en place sur Angel Island, un navire accoste à San Francisco avec à son bord des rongeurs infestés. A quelques blocs des quais, le quartier chinois, minuscule et surpeuplé, où s'entasse dans des conditions sanitaires précaires une population constituée essentiellement de jeunes hommes originaires de la région de Canton. Venus lors de la ruée vers l'or pour prêter main forte à la construction des lignes de chemin de fer, ils ont ensuite occupé les postes dont personne ne voulait en ville, dans la restauration ou la blanchisserie. Sans eux, la ville ne tourne pas, mais depuis 1882, la Californie a fait voter une loi qui stoppe cette immigration chinoise et limite les droits des émigrés déjà présents, entérinant un sentiment de sinophobie largement répandu parmi la population. Dans ce contexte, lorsque les premiers cas de peste mortelle sont constatés à Chinatown, les émigrés sont pointés du doigt pour leurs conditions de vie insalubre et confinés quelques semaines dans l'enceinte de ce qui devient bientôt un ghetto. Le médecin fédéral en poste sait bien que les rats sont responsables, pas la couleur de peau des malades. Il alerte les élus mais le pouvoir de l'argent va l'emporter : le commerce doit se poursuivre et il ne faut surtout pas effrayer les autres états américains. Le gouverneur mentira à Washington, niant toute épidémie, et la presse, complice, transmettra de fausses informations (déjà) aux San Franciscains. Grâce à leurs efforts, dans des conditions très délicates, les médecins parviendront à faire bétonner les caves de Chinatown, à empêcher les restaurateurs de jeter leurs déchets dans la rue et surtout à obtenir que les malades soient déclarés et non plus cachés par peur de l'opprobre publique. En 1906, au moment même où l'épidémie finit par s'essouffler, un tremblement de terre majeur détruit une bonne partie de la ville. Les intestins de San Francisco, avec leur population de rats, se retrouvent à nouveau à découvert et l'épidémie resurgit. Cette fois-ci pourtant, Chinatown qui avait bénéficié des opérations d'assainissement n'est que peu touchée. On ne stigmatise plus, on dératise. Et puis la compréhension du mécanisme de transmission, défendue par le Français Simond depuis des années, est enfin acceptée : le rat n'est qu'un véhicule pour une puce qui est le vrai vecteur de la maladie. Le pouvoir politique ne ment plus, la compréhension scientifique a progressé et des sérums de protection deviennent même disponibles. Cette seconde épidémie sera bien mieux maîtrisée.
Dans cet épisode majeur de son histoire, San Francisco a eu une double chance. Que quelques héroïques médecins de santé publique soient parvenus à tenir tête aux élus, en dépit des menaces et des calomnies, pour mener à bien leur nettoyage de la ville. Et que par un pur hasard l'espèce de puce présente dans la région ne soit pas aussi létale que celle qui a décimé Florence ou Marseille lors de la peste noire.
Aujourd'hui, San Francisco est devenue l'une des grandes villes américaines où le rat se fait le plus rare (à la différence de Chicago où il pullule). Les seuls contre lesquels la ville a dû batailler ces dernières années sont les fresques au pochoir que l'artiste Bansky a laissées depuis son dernier passage. La loi anti-graffiti locale rend en effet illégales les peintures murales qui ne ne relèvent pas de la commande officielle. Ces rats-gangsters à casquette guevaresque propageraient-ils une forme de sourde sédition? Un seul a pu être sauvé, littéralement découpé dans les lattes du mur par un amateur de street art, qui l'a ensuite restauré et restitué à la collectivité en l'exposant dans des galeries. Etrangement, en plein Chinatown, une oeuvre bariolée à la qualité artistique discutable ne semble pas devoir être recouverte : on y voit notamment un rat surdimensionné, dévorant des yeux son voisin cochonnet, qui nous rappelle que l'horoscope chinois nous replongera d'ici trois ans dans une nouvelle année du rat. Quant à l'immense toile suspendue derrière le bar de l'un des hôtels les plus chics de la ville, The Palace, s'il est bien compréhensible qu'elle ne représente aucun rat dans un pareil endroit, elle raconte pourtant l'épisode final du conte intitulé "Le joueur de flûte de Hamelin". Le bar porte d'ailleurs le nom (Pied Piper) de ce ménestrel qui aurait réussi à charmer les rats avec son instrument, libérant cette ville de leur menace. N'ayant pas reçu la récompense promise par les édiles, la légende dit qu'il se vengea en ensorcelant aussi les enfants avec sa musique, les conduisant ensuite vers une noyade collective.
Si la Californie semble avoir mis au pas sa population de rats, qu'ils soient de chair ou de peinture, elle reste pourtant l'un des endroits de la planète où l'on dénombre encore chaque année quelques cas de peste. La raison? Un autre petit animal roux, adorable et bondissant, qui est devenu depuis le 19ème siècle un autre réservoir sauvage du bacille : les écureuils du campus de Berkeley ou des forêts du Yosemite ne seraient ainsi pas aussi inoffensifs qu'ils le paraissent.
Lorsque Camus avait publié en 1947 son roman le plus célèbre, imaginant une épidémie de peste dans la ville d'Oran, la forme allégorique de son texte n'avait pas tardé à affleurer. Comme avec la peste brune du nazisme, une société humaine faisait face à l'ignominie, à l'absurde, au confinement, à la mort de masse, à la destruction du langage même. Et dans le même temps on voyait s'exacerber des comportements exemplaires d'abnégation, de résistance à un agresseur, de dévotion et de fraternité. En dépit des reflux et des accalmies, Camus estimait que les venins restent tapis au fond des hommes et qu'un nouveau soubresaut peut à chaque instant les réactiver. Notre époque connaît actuellement une poussée épidémique qui emprunte les voies numériques d'échange mondialisé à la façon dont la peste bubonique s'embarquait sur les navires marchands, une infestation de notre sens commun par la propagation de nouvelles altérées, de faits distordus et de savoirs pseudo-scientifiques. Comme les docteurs de la peste fourraient le long bec de leur masque de parfums pour combattre les miasmes, et pour me prémunir contre ces tentatives de perversion ou d'accommodement de notre réalité, je continuerai chaque jour à porter sur mes oreilles un casque dans lequel j'aurai pris soin de disposer un bouquet-garni sonore de quelques-unes des plus grandes oeuvres de la pensée humaine.