Inlassablement, les mots
Imaginez un bâtiment d’une huitaine d’étages avec des escaliers roulants. Jusqu’au troisième, ils sont rapides et il suffit de se tenir debout sur une marche pour s'élever sans effort. Aux étages intermédiaires, les escalators semblent en panne et vous devez les grimper pour continuer à progresser. Imaginez maintenant qu’à partir du cinquième, seul le tapis descendant soit praticable : si vous voulez arriver au sommet, il faudra donc le gravir en courant, et si l'ambition est plus modeste, que vous voulez juste rester en place, maintenir votre altitude, alors il faudra marcher au moins aussi vite que cette mécanique rétrograde.
Désormais, lorsque je cours dans le Golden Gate Park, je me retrouve dans cette situation, comme Alice aux côtés de la Reine Rouge. Mon intention est de maintenir mon corps dans un état stable, de lutter contre les affres de l’amenuisement, de faire la nique à la thermodynamique, à l'entropie, à l'universelle loi de dégradation.
Au début de mon trajet, installé entre le jardin botanique et le pavillon japonais, il y a un arbre aux feuilles étranges, lisses, bilobées, comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui, c’est ça, un gingko. On lui prête des tas de vertus, je me demande si parmi elles se trouve celle de tonifier la mémoire. Car je ne sais pas vous, mais de plus en plus souvent, lorsque je fourrage dans ma grange de mots, il m'arrive de revenir bredouille. Ou avec quelque chose d'autre, d'approchant, qui ne me satisfait pas. Peut-être est-ce pour cela, d’ailleurs, que j’écris ces billets. Pour entretenir mes mots.
De la cour de mon lycée d’Aubagne, on pouvait voir le Garlaban. A un âge où il était de bon ton de poursuivre d’autres quêtes, celle des mots continuait à me harceler, j’en avais une passion exaltée, maladive, un peu honteuse aussi. A la manière de Pagnol, j’avais entraîné mes frères bien malgré eux dans une pratique de collecte et de classement des espèces les plus savoureuses. Je les répétais en incantation, j'éprouvais leur résistance, je les laissais se dissoudre en bouche pour tenter d'en percer les mystères et l'origine.
Autour du gingko, je remarque que la plupart des essences du parc sont sempervirentes. Ah, mais ces arbres-là, qui font les malins avec leur canopée bien drue, ne vont vivre que centenaires, quand le gingko lui est réputé quasi immortel. Comme s’il existait un principe de compensation, un compromis entre le déplumement de l’automne et la durabilité au long cours.
Ces feuilles jaunes, cireuses, si délicates, je les associe à ces milliers de mots qui pendent aux branches de nos neurones. A cette saison (ou à partir du cinquième étage), les voilà qui commencent à choir sans bruit, en tapis au pied du tronc ou déjà au lointain. J'ai décidé d'en choisir une centaine, certains encore bien vifs, d'autres plus fragiles, que j'ai glanés dans ma petite malle à mots, et je les ai reproduits au flanc des feuilles, en prenant garde de ne pas briser les pédoncules. A l'heure où vous les lirez ces mots, nul doute que la plupart auront déjà quitté l'arbre.
Au troisième acte des Trois sœurs de Tchekhov, Irina est prise d’angoisse en constatant qu’elle ne sait plus dire plafond en italien. Vous me direz, ce n'est pas bien grave, elle savait sûrement encore le dire en russe. Et puis on aurait pu lui suggérer de se promener avec ces petits paquets de languettes cartonnées réunies par un anneau, index portatif de nos mots déserteurs. Ou encore de se tatouer le corps de ceux qu'elle préférait et craignait tant d'oublier. Porter à même la peau son lexique le plus précieux, le plus consolant ou le plus précaire, voilà qui serait bien hardi.
Etrangement, je goûte cette idée qu’il faille toujours revenir sur nos acquis, inlassablement, ravauder le filet et défendre ses conquêtes. Consolider une relation, retaper son vocabulaire, désherber le jardin. Fracturer la coque d'un mot pour savoir s'il recèle plusieurs amandes (à mi-parcours de course ce matin, c'était le mot reconnaissance qui se trouvait sur mon établi). Solliciter en permanence la mémoire lorsque l'oeil se pose sur un objet (se rappeler, au terme d'un long effort, que le toit en crête surélevée que j'aperçois sur ce hangar au loin, se dit "à lanterneau"). Pourtant, si cette usure lente m'offre une possibilité presque ludique de jouer à Sisyphe avec les mots, la terreur me gagne quand je pense à l'aphasie.
Une tempête d'été pourrait avoir arraché des branches du gingko, emportant avec elle les feuilles vertes qui s'y trouvaient. Disparus les mots, le sens, la communication, la poésie. Puis viendrait l'immense patience, la lente reformation du feuillage perdu sur les branches restantes, sur le tronc pourquoi pas, dans les racines aussi. Suivant l'endroit de notre cerveau où une canalisation se bouche ou se rompt, nous voilà privés de mouvement ou bien d'informations sensorielles, ou encore de la clé qui donne accès à notre petite ménagerie de mots. C'est pour le dramaturge devenu aphasique, Joseph Chaikin, que Beckett a composé son tout dernier poème (What is the word) : en en écoutant la version magnifiquement dite par le comédien Vincent Vedovelli (Comment dire), j'éprouve de plein fouet cette étrange détresse de l'emmurement, de l'exil dans un monde d'avant les mots.