A suivre ...
Au pied du pont (pas celui-là, l'autre), un certain Torres a enkysté quatre petites languettes de bronze dans les dalles de la promenade. L'allure des joggers leur fera certainement manquer le haïku écartelé qui s'y trouve inscrit : "Ciel bleu, tu es mon seul témoin". Il faut marcher pour aller à la rencontre de chaque morceau suivant dans la phrase. Déstructurer un texte pour y injecter du silence ou de l'espace, voilà un principe simple pour provoquer l'anticipation chez le lecteur, piquer sa curiosité, installer un suspense. Dans le film Three billboards, Frances McDormand interpelle la police locale sur le meurtre de sa fille, en inscrivant sa question en trois segments répartis en lettres géantes sur autant de panneaux publicitaires placés le long d'une route. Et c'est en commençant par lire le dernier que les hommes du shérif vont découvrir le message. Lorsqu'une technique est ainsi capable d'attiser l'attention et de polariser notre cerveau, on imagine que les publicitaires s'en sont déjà emparés. Dans les années folles, la marque Burma-Shave en a fait un usage resté célèbre dans l'histoire automobile américaine : pour vanter les mérites de sa nouvelle crème à raser auto-moussante (oui, parce qu'avant cette innovation, il fallait se barbouiller à l'aide d'un blaireau pour produire la mousse), ils commencent à installer le long des routes des séries de six panonceaux régulièrement espacés, sur lesquels on pouvait lire le plus souvent un joyeux limerick à la gloire des joues lisses ou parfois des micro-poèmes humoristiques pour sensibiliser aux dangers de la conduite. Il avait la bague / / Il avait l'appart / / Mais elle s'est frotté à son menton / / Et ça / / S'arrêta là. On a aujourd'hui du mal à imaginer l'engouement que provoquèrent ces slogans entre 1927 et 1963, l'attente pour découvrir ceux de la nouvelle saison, les lectures à rebours de ceux de la voie d'en face, les ritournelles familiales dans les voyages au long cours. Et on espère qu'aucun accident ne fut provoqué par l'inattention du chauffeur, ralentissant pour déchiffrer un message ... de prévention routière. A MAN - A MISS / / A CAR - A CURVE // HE KISSED THE MISS / / AND MISSED / / THE CURVE.
Raconter une histoire, on peut aussi le faire en enchaînant des saveurs. Etrange de se dire que ce qu'on appelle "service à la française" consistait autrefois à disposer tous les plats en même temps, une façon d'exposer son opulence et de séduire le regard des convives. Avec l'adoption depuis deux siècles du service dit "à la russe", nous avons introduit une forme de narration, une chorégraphie séquencée dans le temps. On y retrouve cette notion de respiration entre des blocs, qui permet à la fois d'assimiler le précédent et de faire travailler l'imaginaire par le devancement anticipé du suivant. Imaginons un curseur qui nous permettrait de régler le degré de détachement entre les parties d'un repas : d'un côté l'efficacité ultime d'un mélange unique, à la saveur médiane, contenant tous les nutriments indispensables, de l'autre un lent kaléidoscope d'une nuée de micro-saynètes gastronomiques hautement individualisées. Ici un trou noir, tête d'épingle surpuissante avalant toutes les textures, là une galaxie spirale arborant ses millions d'étoiles roses et cendrées. Dans cette partie de l'univers où je vis, ces deux espèces se côtoient. Le trou noir c'est le substitut alimentaire Soylent, un mélange liquide contenant exactement 20% de nos besoins alimentaires d'une journée, un breuvage de cosmonaute urbain qui célèbre la rapidité et l'efficience. La voie lactée c'est l'Atelier de Dominique Crenn, où l'on vient pour entrer en résonance avec notre passé, pour éclairer des pièces de notre paysage mental que nous ignorions, et où les séquences gustatives sont scandées par les vers d'un poème original en guise de menu. Comme semble le suggérer le logo qu'on croirait dessiné par Andy Goldsworthy sur la plaque d'entrée de l'Atelier, c'est le méticuleux agencement d'une infinité de petites traces qui permet de faire émerger en son sein un espace d'une parfaite rondeur. Dominique me pardonnera d'avoir osé brandir devant son entrée ma gourde de potion industrielle, la matière et l'anti-matière se faisant ainsi face, j'ai craint un instant de voir jaillir entre ces deux pôles une gerbe d'arcs électriques.
Cela fait bien longtemps que la littérature s'est emparée de la technique du saucissonnage pour entretenir et doper l'attente du public. Le premier roman de Charles Dickens, Papiers Posthumes du Pickwick Club, a par exemple ainsi paru d'abord en épisodes feuilletonnés mensuellement. Pour les journaux de l'époque, les avantages étaient multiples : maîtriser les dépenses en ne payant l'auteur qu'à l'épisode, arrêter la publication si l'intérêt s'émoussait, fidéliser un lectorat accroché par le suspense et monnayable auprès des annonceurs publicitaires. Aujourd'hui, les librairies de San Francisco proposent une floraison de revues littéraires qui célèbrent ce retour de la sérialité des oeuvres (the Paris Review en est une superbe illustration). Qui a dit que nous vivions une crise généralisée de la patience? Que nous ne savions plus attendre les épisodes suivants d'une série? Que les réseaux sociaux portaient la responsabilité de cette dangereuse compression du temps? C'est en visionnant l'épisode n°16 du stimulant vlog littéraire de l'ami François Bon que j'ai saisi que, bien au contraire, la contrainte (ou la tradition) de brièveté de plateformes comme Twitter ou Instagram représentait une formidable opportunité pour un retour de la mise en feuilleton : dans son Madeleine Project, grâce à un haletant goutte-à-goutte de tweets, Clara Beaudoux dévoile peu à peu le contenu de la cave d'une vieille dame décédée dont elle a repris l'appartement. Nul doute que ce genre des "micro-feuilletons" produira bien d'autres réussites (que pensez-vous du 3ème droite de François Descraques?).
Qu'il s'agisse de consommer des informations, de l'art ou de la nourriture, leur émiettement dans le temps possède donc de solides vertus. Et pourtant, dans certains contextes, le pôle opposé de l'hyperconcentration dans l'instant me semble tout aussi souhaitable. J'ai passé une bonne partie de ma vie à croire que la tempérance et le "juste milieu" recelaient le secret d'une existence réussie. Je me demande désormais s'il ne s'agit pas d'un leurre, si au contraire celui-ci ne réside pas dans la capacité à appliquer à chaque situation l'une ou l'autre de ces forces antagonistes. Avoir sur une épaule un farfadet chargé de l'instant, de la compression des durées, de l'efficacité immédiate. Et sur l'autre, son jumeau inversé, qui dilaterait le temps, tronçonnerait les situations en menus blocs, et, armé d'une étrange poche à douille, viendrait injecter entre ces tranches de sens de larges plages de délicieuse attente.