¿Dónde está el corazón?
{prélude}
Lycéen, c'est le coeur qui m'occupait. Guère étonnant à cet âge-là, n'est-ce pas? Sauf que je ne parle pas des émois et des tourments des passions adolescentes. Je parle d'une fascination pour le coeur-pompe, ce coeur-machine capable de battre deux milliards de fois sans s'arrêter. Bref, je m'étais mis dans l'idée de devenir cardiologue et je recopiais consciencieusement mon savoir sur de petites fiches cartonnées. Emerveillement devant cette mécanique qui se contracte et se dilate toute seule. Surprise en découvrant que nous n'avons pas un mais deux coeurs, comme deux gouttes d'eau inversées et serrées côte à côte. Le bleu qui chasse un sang appauvri vers les poumons, le rouge qui renvoie par puissantes giclées celui revigoré jusqu'au bout de nos orteils. Quarante années ont passé, j'ai choisi une autre voie professionnelle et l'on s'enthousiasme désormais bien plus pour les mystères du cerveau que pour la plomberie cardiaque. J'ai pourtant gardé une affection particulière pour le coeur, ce métronome qui met les choses en mouvement, en circulation, un peu comme les concierges des grands hôtels. On nous dit que nos grandes villes s'apparentent à des organismes vivants, qu'elles respirent (mal), grandissent (trop), changent (vite), alors c'est qu'elles doivent bien avoir des nerfs et des entrailles, un métabolisme qui produit de l'énergie, des capteurs pour communiquer, et puis un coeur battant bien sûr, qui pulse inlassablement quelque part en son sein.
{mouvement n°1 / Coeur immaculé}
- tu dirais quoi, toi, si je te demandais où se trouve le coeur de San Francisco?
- tu veux dire le centre?
- non, pas le centre, ou pas forcément, je te demande : le coeur.
- ben, pour moi je dirais que c'est la cathédrale?
- [...] ??
- oui, la cathédrale! On y va régulièrement pour se ressourcer, pour se débarrasser des mauvaises choses et repartir plus forts. C'est comme un cycle qui purifie et qui renforce.
- j'aurais jamais pensé à ça. En même temps on peut pas dire qu'elle soit dans un quartier très vivant, et les deux fois où je suis venu, les portes étaient verrouillées, tu parles d'un coeur! Si au moins ils l'avaient laissée à Chinatown, comme avant, alors oui, peut-être que je serais d'accord avec toi. Là-bas au moins c'est un endroit qui nourrit la ville depuis longtemps, qui vibre, qui pousse dans les tuyaux, un endroit sanguin, sonore. Et puis tiens, d'ailleurs, si pour toi la cathédrale sert de coeur, ça veut dire qu'il y en a donc plusieurs n'est-ce pas, un par confession ?
- chaque fois qu'on parle de religion avec toi c'est pareil de toute façon. En tous cas pour moi, oui, la cathédrale c'est un des coeurs de la ville. Au fait, tu sais comment il s'appelle l'archevêque? Monseigneur Cordileone. Oui, Cordileone, et ça veut dire "coeur de lion" en italien. Tu trouves que c'est pas un signe ça?
- [...]
{mouvement n°2 / Coeur évidé}
Quand j'étais petit, je regardais parfois ma mère étaler sur la table en formica la pâte pour ses gâteaux secs au vin blanc. L'emporte-pièce laissait un trou béant en forme de coeur. La silhouette était là mais le coeur n'y était plus, parti rejoindre la plaque de cuisson avec les autres. Le seul quartier de la ville qui s'appelle "centre", c'est Civic Center. La coupole de l'Hôtel de Ville, qu'on dirait clonée sur celle des Invalides, donne du front sur une enfilade de deux places un peu ternes, et de la nuque sur une série de bâtiments néo-classiques dédiés aux arts de la scène. Si un coeur bat ici, c'est discrètement, aux heures de bureau pour la politique municipale, et en début de soirée pour l'art vivant. Je perçois surtout Civic Center comme un coeur en défonce, évidé. Comme le Palais Impérial à Tokyo, qui occupe un centre creux et secret. Comme la forme laissée dans la pâte par l'emporte-pièce à gâteaux. La nuit, tous ces grands bâtiments sont vides, abandonnés à la surveillance des veilleurs et des caméras. Dehors, à la pointe de l'esplanade, des humains dorment à même le sol, enroulés dans des sacs de couchage.
{mouvement n°3 / Coeur de luxe}
Si l'on baguait les visiteurs de San Francisco avec des mouchards électroniques pour cartographier leurs déplacements, comme les ornithologues le font avec les oiseaux migrateurs, on s'apercevrait sans doute qu'Union Square formerait un point saillant sur l'accumulation de leurs traces. Le Square concentre en effet sur ses flancs la plupart des grands hôtels de la ville et les sempiternelles boutiques des marques du luxe international. Ce qui fait de ce lieu une sorte d'anti-coeur qui marcherait à l'envers, puisqu'on y conflue pour venir se charger de choses inutiles. Pourtant, le Square nous envoie des clins d'oeil appuyés afin de prétendre au titre d'as du coeur. Dans la vitrine immaculée d'un célèbre modiste italien, on découvre par exemple une nouvelle collection célébrant les figures de coeur. Quant aux quatre coins de la place, ils sont occupés par des coeurs joufflus et lustrés, peints par des artistes et renouvelés chaque année au profit de l'hôpital local. Le week-end dernier, un joueur de cornemuse s'était posté près de l'un d'entre eux pour proposer son répertoire écossais. Par sa forme et son fonctionnement, l'outre noire qu'il portait sur sa poitrine, se gonflant/dégonflant au rythme de la musique, m'a aussi étrangement ramené à mon obsession du jour. Aspirer l'air mou des touristes exténués par leurs achats et le re-souffler dans l'atmosphère tout vibrant de notes et de souvenirs. Malgré tous ses efforts déployés pour me séduire, je trouve que le Square manque pourtant singulièrement de coeur.
{mouvement n°4 / Coeur artificiel}
Manhattan s'est développée à partir de sa pointe sud ouverte sur la baie, c'est pour ça que la "ville d'en bas" (downtown) en est venue à désigner le centre-ville. La péninsule de San Francisco étant dressée plutôt en direction du nord, la ville historique s'est ainsi construite avec une orientation inverse de celle de New York, et notre downtown à nous est donc situé ... en haut. Peu importe finalement, puisque cette appellation est désormais synonyme de "centre de bureaux et des affaires" dans les métropoles américaines. Y est donc logé le coeur battant de la finance et de l'information à flux tendu, le centre focal des cotations électroniques, scandées à la micro-seconde, chevauchant des rayons de lumière qui courent sous nos pieds dans d'infinies tresses d'artères optiques. Les échanges accélérés de données se produisent donc dans ce coeur épileptique de la ville, toujours proche de la surchauffe dans la journée et étrangement comateux à partir du soir. Malgré le risque sismique, les tours y poussent comme des pieux qui viendraient perforer ce tissu cardiaque. Si vous avez la chance de passer par Tokyo un de ces jours, vous verrez que ce qu'on appelle là-bas shitamachi (littéralement "ville d'en bas") a une connotation un peu inverse, en référence à une partition sociale davantage que géographique : c'est dans la ville "basse" qu'on déchargeait le poisson, qu'on l'évidait, le vendait aux enchères, l'avalait cru au petit matin, tandis que dans la ville haute (Yamanote, ce qui veut dire "la main de la montagne"), on traitait des assurances et des profits, des contrats de pêche, du financement des flottes. Vous l'aurez compris, le downtown franciscain, monomaniaque et échevelé le jour, inerte et silencieux le soir, n'a pas suffisamment la saveur du shitamachi pour mériter d'être le coeur battant de la ville.
{mouvement n°5 / El corazón está ahi}
Parce que le rouge y abonde,
Parce que le brassage et le métissage y règnent,
Parce que les boomboxes des voitures surbaissées scandent une ligne de basses puissante et assourdie comme celle d'un immense coeur tellurique,
Parce que l'activité ne s'y arrête jamais, les jornaleros qui attendent à l'aube qu'on vienne les recruter pour la journée croisent ceux qui sortent des derniers bars de nuit,
Parce qu'elle abrite le plus ancien bâtiment de la ville, Mission Dolores, comme le coeur est le premier organe qui se forme dans l'embryon,
Parce que ma langue et mon passeport ne sauraient masquer mon sang à cent pour cent espagnol, et qu'une vibration secrète doit se mettre en mouvement quelque part en moi lorsque j'y déambule,
Parce que d'innombrables fresques murales y célèbrent le coeur battant et le courage avec lequel les habitants ont défendu des valeurs de justice, de compassion et de partage,
Parce que Frida Kahlo est partout, en vignettes et en effigies, brandie sur des tee-shirts ou placardée sur des murs, avec son coeur exposé, sanglant, écorché, offert, jaloux, éploré, ceinturé de barbelés, percé de flèches ou transpercé d'un glaive,
Pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, pour moi le coeur de San Francisco bat quelque part dans le quartier hispanique de la Mission.
{postlude}
Nous, humains, pouvons désormais vivre avec le coeur d'un autre sous notre poitrine, mais le cerveau, qui semble être le siège de nos idées, de nos souvenirs et de notre personnalité restera sans doute un sanctuaire. J'ai le sentiment que pour les villes c'est exactement l'inverse. On peut bien externaliser une partie de sa cognition urbaine, mais gare à ces cités qui décideront de se détacher de leur coeur. A San Francisco la gangrène gentrificatrice fait progresser ses tentacules vers les endroits les plus authentiques de la Mission. Comme un coeur dont les artères se tapissent peu à peu de plaques de graisse, l'âme des villes devra lutter pour ne pas aller droit à l'infarctus.