Exécration des églises (inventaire des lieux de culte, ép. 1)
Ce n’est pas ce que vous croyez.
J’aimerais vous entretenir du sacré. Ou plus précisément des réceptacles dans lesquels il luit. Et encore plus précisément du devenir de ces réceptacles lorsque le sacré s’est évanoui. Considérez un corps humain, le vôtre fera très bien l’affaire, et envisagez-le comme le véhicule de votre esprit, ou de votre âme si c’est un concept qui vous est cher. Demandez-vous si, le jour venu, l’usage qui pourrait être fait de votre dépouille vous indiffère ? Je parle bien d’usage (entendez consommation, exposition, recyclage, conservation) et pas de la classique question enterrement/crémation. Ou bien considérez un lieu de culte et envisagez-le comme le véhicule d’une communauté en relation profonde et intime avec le divin. Imaginez alors que l’autorité religieuse de votre ville soit contrainte de céder ce bâtiment, devenu trop cher à entretenir pour un nombre de fidèles chaque jour plus faible. Demandez-vous si vous objecteriez à la pratique d’activités profanes, parfois incongrues, dans cet ex-lieu cultuel ?
Il était une fois San Francisco, une ville en pleine expansion démographique, où les vagues d’immigration catholique européenne encourageaient l’archevêque à agrandir ou à multiplier ses églises. Un siècle et demi plus tard, la croissance de la ville s’est ralentie, la foi religieuse ne semble plus être aussi prégnante, et les nouveaux arrivants importent les spiritualités les plus exotiques. Que faire alors de ces bâtiments dépeuplés, coûteux à entretenir et nécessitant des travaux de remise aux normes sismiques ?
L’exécration consiste à prononcer la dé-consécration d’une église, à lui retirer le statut particulier qui lui était conféré. Le bâtiment sort du giron du diocèse pour redevenir une construction presque comme les autres. Le droit ecclésiastique précise néanmoins que les nouvelles activités ne doivent pas être jugées « inconvenantes ». De la même façon qu’un cadavre relève d’un droit intermédiaire entre celui des personnes et celui des objets (notre Code Civil précise que le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort), une église exécrée perd sa sacralité sans toutefois devenir un bâtiment complètement ordinaire. Lorsqu’un véhicule a abrité du sacré, qu’il soit édifice de chair ou de brique, la communauté des hommes veille à ce qu’une certaine décence d’usage soit respectée. Si Antigone, au péril de sa vie, a bravé la volonté de son oncle Créon pour que son frère ait le droit à une sépulture, c’est bien qu’une dépouille n’est pas un simple corps dont la vie se serait retirée.
L’exécration a ainsi déjà frappé plusieurs églises de San Francisco.
/Passé cumulatif/Internet Archive/✩✩✩
La science chrétienne est un mouvement né à Boston il y a 140 ans qui prétend avoir compris le secret médical des guérisons opérées par Jésus. L’une de ses églises, qui ressemble à un fort carré dont la ceinture de colonnes aurait été décalquée sur celle la bibliothèque d’Alexandrie, a été cédée pour devenir le siège de l’Internet Archive. Au rez-de-chaussée, une armée d’informaticiens, moines copistes de notre temps, numérise et sauvegarde depuis vingt ans l’infinité des contenus culturels produits par l'époque moderne : des programmes télé en continu, des millions de livres, des jeux vidéo des années 80, des piles de disques 78t et de cassettes audio. Et tous les deux mois, elle aligne aussi les centaines de millions de sites web pour faire une photo de famille au complet de l'Internet et la conserver dans ses archives digitales. Vous voulez vérifier les propos d’un homme politique sur une page effacée depuis ? Vous pouvez. Jouer à une version originale de Prince of Persia, ou visionner un vieux film promotionnel de Telefunken ? Vous pouvez, vous pouvez. A l’étage, l’église proprement dite a été conservée. Au fond, dans une double alcôve, des empilements de serveurs-mémoires clignent fébrilement de leur multiple oeil bleuté, à l'image d'un Argus moderne qui jamais ne dormirait. Sur les bancs de prière latéraux, des dizaines de statuettes en céramique représentant les archivistes de cet étrange congrégation ont été alignées.
/Présent exclamatif/Church of 8 Wheels/★
L'église du Sacré-Coeur était l'une des plus belles de la ville avec son campanile, ses fresques et son autel en marbre de Carrare. Elle a survécu aux deux derniers tremblements de terre de 1906 et 1989, mais pas à la pression financière couplée à la raréfaction dominicale des fidèles. Vendue et transformée en carrousel de patineurs à roulettes. Le recueillement immobile des paroissiens a fait place à une beuglante farandole emportée par ses étourdissements cinétiques. L'autel est occupé par un mage bariolé, emplumé, juché sur ses patins et officiant sur ses platines. Je me rappelle distinctement de ma toute première expérience en boite de nuit, c'était à New York en 1987 au Limelight, une ancienne église épiscopale transformée en club disco: comme le mal de mer qui vous assaille quand votre oreille interne et vos yeux vous envoient des informations contradictoires, j'avais ressenti une forme de haut-le-coeur devant ce spectacle chimérique, irréconciliable, doublé d'un puissant sentiment de profanation. Comme si le Malin narguait le camp d'en face avec cette prise de guerre. Il est vrai que tourner en rond au rythme des beats peut conduire à la transe, il est vrai que l'on se précipite pour relever ceux de ces nouveaux fidèles tombés à terre, il est vrai qu'à l'entrée une pancarte annonce fièrement que par respect à l’ancien usage du lieu, l’alcool y est interdit. Il n’empêche, une nausée tenace me saisit comme la première fois et j'abandonne le troupeau des patineurs à la garde de leur bergerDJ.
/Futur spéculatif/Hack Temple/✩✩
La communauté mexicaine l'avait pourtant bâtie fièrement, puis reconstruite après le grand tremblement de terre. Un édifice de caractère placé sous la protection de la Vierge de Guadalupe, leur grande patronne, un édifice à la mesure de la ferveur catholique du peuple mexicain. Petit à petit ce quartier que l'on appelle désormais la "colline russe" (Russian Hill), devenant trop prisé, s'est vidé de son héritage hispanique au profit de la Mission, et l'église avec. Elle est aujourd'hui propriété d'un riche entrepreneur russe qui la transforme en un centre d'innovation, un lieu pour réfléchir au monde qui vient, façonné par les technologies. Les lourds tuyaux de l'orgue tapissent toujours le mur du fond. Le silence y est surnaturel, comme si l'on avait subitement changé d'univers. Dans l'entrée, l'artiste ukrainien Evgeniy Lapchenko livre une version modernisée du célèbre triptyque du Jardin des Délices de Jerome Bosch : on y croise le Morpheus de Matrix tendant une pilule rouge à Eve, le Dalaï-Lama en conversation avec une robot humanoïde, une Google-car, des souris transgéniques. D'une église pour l'adoration divine nous voilà passés à un temple qui célèbre l'homme-démiurge, l'Homo Deus, créateur de vies artificielles, obsédé d'hyper-puissance et d'immortalité. Et si l'humanité basculait dans une nouvelle ère grâce à l'apprivoisement des technologies? Et si les miracles annoncés par la liturgie devenaient accessibles?
Trois églises exécrées. Désormais l’une préserve le passé, l’autre exalte le présent et la dernière explore le futur.
J'ai beau me considérer comme agnostique (à l'heure où j'écris), je me découvre un appétit croissant pour le sacré. L'intimidant sacré du grandiose bien sûr, mais surtout cet infime sacré du banal, un sacré qui se met à luire après des années de répétition de petits pas dans une direction vertueuse. Le sacré qui sourd d'un vieux couple, d'une maison de famille qui a longtemps protégé ses occupants, d'une église sur les murs de laquelle se sont imprégnées les intentions et les promesses des générations successives. Awe est un mot puissant de la langue anglaise qui capture tout cela et que l'on dénature malheureusement au quotidien ("this is awesome!", non, par pitié, soyons économes de nos superlatifs).
Au risque de passer pour fétichiste ou idolâtre, j'ai donc une profonde affection pour ces réceptacles qui un jour ont contenu du sacré. Comme si une partie de l'essence subtile y était restée incrustée. Haro donc sur les projets exécrables, les monstrueuses monstrations de cadavres, les chapelles transformées en dancings ou les grotesques homards en aluminium pendant au plafond d'un salon du Château de Versailles.
Et un jour, moi je m'installerai dans une ancienne église pour la transformer en école.