Le rouge et le noir (et le blanc)
Il est rare que l'instant précis de la rencontre avec l'être aimé soit immortalisé sur une photo. Sur celle-ci pourtant, accrochée près de la fenêtre en saillie, on voit un jeune homme en costume sombre, jeté à terre et se protégeant le visage des coups de bâton d'un policier de dos. Sur le côté de la photo, surgissant du hors-champ, une femme se projette les bras en avant, la bouche ouverte sur un cri, tentant de s'interposer.
Pop est arrivé du Liberia en 1965 pour faire des études de droit à Berkeley. Depuis Monrovia, il avait suivi le début des soulèvements étudiants, la lutte contre la discrimination raciale et l'organisation des premières manifestations sur le campus. En plus d'être l'une des meilleures universités du monde, Berkeley devenait aussi un formidable laboratoire d'expérimentation politique, et cela le fascinait. Il était par contre loin de se douter qu'il serait catapulté si rapidement aux premières loges dans les rues d'Oakland. L'une des rares étudiantes noires du campus, Mom venait de commencer des études d'anthropologie. Ils nous ont souvent raconté ce moment de la photo, prise pendant l'une des premières marches de protestation contre la guerre au Vietnam. Pop avait pris le jet de la lance à incendie en plein visage, ses lunettes avaient été arrachées par la puissance de l'eau, et il avait chuté avec d'autres étudiants, aveuglé et sous le coup des matraques. Mom l'avait entendu jurer dans un créole anglais qu'elle ignorait et s'était retrouvée sur la trajectoire de ses lunettes. Au moment où un journaliste prend la photo, quelque chose la pousse à se précipiter sur le policier et dans la vie de cet étudiant inconnu.
Nous sommes nés en 1973 et nous étions trois.
Mom finissait sa thèse sur l'art des anciennes tribus d'Indiens de Californie, pendant que Pop donnait des conseils juridiques aux leaders des Black Panthers. L'un et l'autre se passionnaient pour cette question des minorités. Ils vivaient dans une petite maison mal isolée à l'est de Berkeley, et notre arrivée fût une explosion de joie doublée d'un cataclysme logistique. La Camaro que les grands-parents avaient offerte en cadeau de naissance se révéla malcommode et un brin étroite, mais Pop l'adopta sans hésitation. Elle était d'un vert perroquet et ses flancs avaient été badigeonnés de slogans militants et de motifs fleuris et orangés. Le Vietnam céda la place au Watergate, puis à la crise iranienne. Mom obtint un poste de professeur à Berkeley pendant que Pop se spécialisait dans les causes perdues.
W., B. et moi étions devenus experts dans l'art de pousser notre ressemblance, naturellement confondante, à un degré surnaturel. Dans la petite enfance, Pop avait bien tenté de cartographier pour chacun des bébés les marques de naissance qui permettraient de nous différencier, mais même cela ne semblait pas suffisant. Alors, par peur des permutations involontaires, ils avaient fini par nous confectionner des bracelets de couleur, discrets mais solides, que nous portions toujours au poignet. C'est Mom, bien sûr, qui avait choisi les couleurs. Je dis bien sûr parce que l'histoire culturelle des couleurs était un domaine qu'elle connaissait dans tous ses recoins. Et pour elle, le seul trio possible était blanc/noir/rouge, cette palette de nos lointains ancêtres pour peindre leurs chevaux et leurs bisons au plafond des grottes. Mais je découvris plus tard qu'il y avait derrière ce choix quelque chose qui allait au-delà de l'esthétique ou de l'archéologie culturelle, quelque chose qui relevait, comme toujours chez les parents, du politique. Dans ses archives que j'ai explorées après sa mort, j'ai retrouvé copie d'une lettre qu'elle avait adressée au président Ford pour lui demander de modifier la couleur bleue du drapeau américain. Son courrier expliquait que si les bandes blanches sur fond rouge représentaient bien "la lacération que l'homme blanc avait produite sur la civilisation de l'homme rouge", elle estimait que l'homme blanc, dont "la puissance étoilée s'affichait fièrement dans le coin de la bannière, n'aurait rien fait de cette terre sans les hommes et les femmes à peau noire, asservis pendant deux siècles". Bien sûr, elle n'avait pas eu gain de cause, mais je me rappelle d'un autocollant artisanal de ce drapeau, le champ d'étoiles blanches sur un lit noir, collé au cul de la Camaro pendant des années.
1993 : Mom et Pop traversent la Baie et viennent s'installer à San Francisco dans une vaste maison un peu décrépite, à flanc de colline. Il y aura de la place pour les petits-enfants, disaient-ils. Surtout si chacun d'entre vous se met à faire des triplets, s'empressaient-ils de rajouter avec un sourire. W. et B. sont à leur tour étudiants à Berkeley. Quant à moi, j'ai choisi une route autre : celle d'aller apprendre toutes ces choses directement au contact de la terre, des villes et des peuples, d'explorer le Vietnam, l'Afrique, la Russie, d'autres pays encore.
1998 : Célébration de notre quart-de-siècle, je reviens au nid pour l'occasion car je n'ai pas vu W. et B. depuis deux années. Pop nous a préparé une surprise à tous les trois : une Camaro de notre année de naissance, chacun à sa couleur évidemment. Les voisins sortent dans la rue pour assister à cet étonnant dévoilement automobile. Mes frères jubilent, imaginent déjà les virées. Ma joie est d'une nature différente, celle de voir Pop heureux entouré de ses fils. Mais que faire de ce bolide rouge, dans mes montagnes? W. et B. m'assurent qu'ils en prendront soin en mon absence.
Je me rappelle du jour où la nouvelle est arrivée jusqu'à moi.
Une berline de l'Ambassade s'est garée dans la cour grasse et pleine de bêtes.
W. s'était porté à hauteur de B. pour lui signaler quelque chose, ou lui dire l'endroit du rendez-vous. Deux Camaros noire et blanche, deux frères sur un pont un soir de printemps. Les témoins diront qu'ils n'allaient pas vite, qu'ils roulaient droit. Une sirène a hurlé derrière, s'est rapprochée, a insisté. W. s'est arrêté le premier sur le côté. Nous avions été souvent briefés par Pop, pas de gestes brusques, les mains en vue, pas de capuche sur les yeux. W. a dû plaisanter un peu, gentiment, en montrant le ruban à son poignet, pour dire qu'il était noir, mais qu'il était surtout blanc. Le policier n'a sans doute pas vu que B. s'était arrêté un peu plus loin. B. n'a sans doute mal interprété, dans son rétroviseur, ce qui était en train de se passer, et il est sorti de la Camaro. Le policier a probablement été surpris de voir soudain à côté de lui le même conducteur que celui qui était au volant, il a fait volte-face et il a dégainé son arme. C'est parce qu'il devait craindre qu'il ne fasse feu sur B., que W. a surgi de sa voiture pour à son tour protéger son frère. C'est W. qui s'est effondré le premier, puis B. qui n'a pas eu le temps de se jeter sur le policier, comme Mom l'avait fait pour protéger Pop il y a longtemps.
Mon existence itinérante a pris fin. Je suis revenu vivre auprès de Mom et Pop. Ils ressemblaient tous les deux à ces exuvies de reptiles ou de crabes que l'on découvre parfois sous nos pas : leur apparence semblait conservée mais la vie organique s'en était retirée. Mom a commencé à boire et le grand crabe l'a emportée quelques années plus tard. Pop est resté en selle vaillamment, et puis il m'a dit un jour que le temps était venu pour lui de boucler la boucle, de repartir au Libéria, peut-être pour y offrir son aide juridique, sans doute pour y terminer sa route. Il me disait qu'avec mon âme de voyageur je pourrais venir l'y rejoindre bientôt.
Je vis désormais seul dans cette immense maison. La nuit, je fais souvent ce rêve d'une chemise blanche ouverte sur une poitrine brune, avec au milieu un orifice crachant un flot de rouge. Depuis quelque temps, un sentiment étrange m'habite, comme si W. et B. s'étaient fondus, incorporés en moi, comme s'ils n'avaient jamais vraiment existé et que je les avais créés dans un songe, comme cette trinité divine dont Mom m'avait dit qu'ils étaient trois, mais trois facettes d'un même Être. W. était la matrice claire, la feuille blanche riche de toutes les possibilités, B. était l'esquisse tracée au fusain noir sur cette surface, et moi, R. je venais remplir les volumes du dessin de la couleur unique, universelle. J'abrite pour toujours cette multitude.
Pardonnez pareille introduction, chères membres de Kupidon. J'aurais pu me contenter de fournir les critères demandés par l'appli : homme, 45 ans, célibataire, militant de la cause afro-américaine, explorateur de contrées géographiques et intellectuelles reculées, salaire incertain, propriétaire d'une vaste maison et de trois voitures de collection, souhaite une relation pour l'éternité et fonder une famille avec trois enfants. Mais ces informations ne disent rien de moi. Alors plongez vos mains dans mes entrailles et mon histoire que j'ai déversées là sur la table, observez, humez, et si quelque chose se met à résonner en vous, approchez. Pressez-vous, je vous attends, car la vie court.
A vous,
Ray Ezechiel Diggs
(ce billet est dédié à la mémoire de mes frères jumeaux qui sont partis rejoindre l'Être avant ma naissance, mais que je ressens parfois là, perchés sur mes épaules, souriant à mes choix.)