Juste fais-le
Quitter San Francisco vers 8h du soir avec un réservoir plein, conduire à l’économie, cap au nord toute, jusqu’à l’épuisement du carburant. Avec un peu de chance on parviendra à l’aube à l’orée d’une ville qui fait penser à Nantes, par l’omniprésence du fleuve, par la capacité à se réinventer un futur, par son amour pour la science-fiction. Portland est une ville qui cultive son étrangeté et qui compte davantage de concours de moustaches, de micro-brasseries artisanales et de flippers que n'importe quelle autre lieu aux Etats-Unis. Oui, on trouve ici plus de pinball machines qu'à New York ou à Los Angeles : il y en a dans les salles de détente des entreprises (là où on trouverait un baby-foot et une table de ping-pong à San Francisco) et dans des salles d'arcade tout droit sorties des années 80. De la même façon qu'un proverbe disait autrefois que " si les Egyptiens écrivent et les Libanais publient, les Irakiens lisent ", on peut légitimement dire que si Chicago a toujours été la capitale incontestée de la fabrication des flippers, Portland est l'endroit où l'on y joue le plus.
Lorsque s'invente le jeu de bagatelle, à la cour de Louis XVI, c'est un peu un mélange de billard et de croquet. La bille, lancée à l'aide d'une queue sur une table de jeu inclinée, redescend et rebondit en cascade sur des séries de clous, avant de se loger dans un orifice plus ou moins primé. On voit qu'il s'agit donc surtout d'un subtil mélange de dextérité (à l'élan montant) et de hasard (à la chute). En cheminant vers l'orient, les générations successives du jeu vont perdre le gène de dextérité et surexprimer celui du hasard : le plateau de jeu devient quasi vertical et d'innombrables billes y sont injectées de façon quasi automatique. Le pachinko, divertissement immensément populaire au Japon, n'est ainsi qu'une hypnotique machine à sous dont les rouages internes seraient exposés au regard du joueur. En se propageant vers l'ouest, c'est l'inverse qui s'est passé, les Américains n'ayant eu de cesse d'inventer des dispositifs pour réduire l'aléatoire au profit d'une maîtrise du destin de la boule. Fatalisme contemplatif du destin d'un côté, intervention directe sur le cours des choses de l'autre.
Si vous avez joué au flipper une fois dans votre vie, vous savez qu'il n'y a que trois façons d'avoir une influence sur la trajectoire de la bille : à l'injection en modulant la force donnée au ressort, au cours de la descente en bousculant le plan de jeu, à la réception au bas de la piste en actionnant les flippers. C'est en innovant sur ces trois temps du jeu que l'Amérique a fait basculer la bagatelle du côté des jeux d'adresse, voire d'un véritable sport, l'éloignant de la catégorie des jeux de hasard, et ainsi des taxes ou des interdits qui frappaient les jeux de paris et d'argent.
Le tire-billes à ressort est le premier être breveté (1871), puis viendra le mécanisme de tilt qui limite la capacité du joueur à secouer ou à incliner la machine pour infléchir la trajectoire de la bille (1935). Mais c'est l'invention du flipper qui éloigne définitivement le divertissement de la frontière des jeux de hasard. La toute première machine qui propose ces petites languettes articulées, gainées de caoutchouc, qui permettent de gifler la bille vers le haut, débarque juste après la seconde guerre mondiale. Si vous jouez sur cette machine (Humpty Dumpty, Gottlieb, 1947) comme je l'ai fait au Pinball Museum d'Alameda, vous serez surpris par deux choses : d'abord les flippers sont orientés à l'envers et ne permettent pas de frapper la bille verticalement, et puis ils sont tellement faiblards qu'il aura fallu en installer trois paires réparties sur le plateau pour espérer renvoyer la bille vers la cime du jeu. Il n'empêche, la révolution était lancée et Gottlieb fera de ce nouvel élément sa marque de fabrique. Je ne doute pas que l'une des inspirations pour créer ce nouvel appendice du jeu soit venue du baseball : une balle arrive, rapide et dotée d'une trajectoire parfois imprévue, et c'est par la projection en tourniquet d'un bras rigide qu'on espère la renvoyer dans le jeu. Cette filiation semble suffisamment évidente pour que plusieurs machines, que l'on peut tester au Musée Mécanique de San Francisco, aient repris directement l'analogie dans leur design.
Bien plus qu'un simple divertissement, le flipper capture et exalte l'un des principaux particularismes de l'Amérique, la primauté de l'agir, ce qui fait de lui le jeu existentialiste par excellence. Cette religion du "faire", cette préséance accordée à l'action, je la retrouve dans la vigueur reproductive d'une catégorie de mots particulière de l'anglais américain, ses verbes. Qu'il s'agisse de modifier radicalement le sens d'un verbe par l'ajout d'une postposition anodine ou de transformer pratiquement n'importe quel substantif en néo-verbe, voilà me semble-t-il un autre indice de cette propension à l'agir. Une récente campagne de publicités pour l'entreprise israélienne de services Fiverr se déploie depuis des mois dans San Francisco, avec des slogans du type "Personne n'a jamais dit Juste pense-le", "Penser en grand, ça n'est toujours que penser", ou bien encore "Rejoins la conjuration des faiseurs". C'est pourtant dans un film bien de chez nous que je retrouve la meilleure façon de l'illustrer, avec Ventura en porteur de ces valeurs d'action. Pour ceux d'entre vous qui n'auraient jamais vu Un taxi pour Tobrouk, précipitez-vous (vraiment) sur cet extrait jubilatoire dans lequel Audiard concentre tout cela dans une réplique restée célèbre : "deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche".
Si Portland s'approprie si bien ce concept du DO, c'est qu'au-delà de son amour pour le flipper, la ville s'affiche comme l'un des principaux foyers du movement des makers, ces personnes qui ne jurent que par la fabrication personnelle, la réparation des objets, l'artisanat du quotidien. Une reprise en main militante des circuits de fabrication pour lutter contre la marée des objets industriels et leur obsolescence programmée. Comment, pour finir, ignorer que la capitale de l'Oregon est également le siège d'un célèbre équipementier sportif, une entreprise qui exalte les valeurs du dépassement de soi et de l'effort répété, une entreprise au logo si simple et si reconnaissable ?
C'est pourtant à Richmond, de l'autre côté de la Baie de San Francisco, que je vous propose un dernier arrêt. Un parc national et une exposition muséale y commémorent l'effort de guerre de millions de femmes américaines qui ont fait tourner les usines d'armement pendant que les hommes étaient au front. Une célébrissime affiche de 1943 montre "Rosie la riveteuse", biceps en avant, un phylactère au-dessus de son visage dans lequel on peut lire ce même slogan à la gloire du faire.